Les blogueurs sont-ils journalistes ? (intervention colloque Ethic)

J’ai eu la chance d’intervenir hier au cours du colloque organisé par le Mouvement Ethic au Press Club sur le thème de la responsabilité des médias (programme complet). On peut d’ores et déjà en lire la synthèse complète de l’excellent @olivcim qui était dans la salle.

Ma table ronde portait sur le thème « tous journalistes ? », elle réunissait Pascal Perri à l’animation, et en intervenants Jean-François Kahn, le Général Jean-Philippe Ster du Sirpa et votre serviteur, dont la tâche était de répondre à la question « les blogueurs sont-ils journalistes ? »

Marrant comme angle, car si la question est aussi vieille que la blogosphère et paraîtra dépassée à certains, elle n’a me semble-t-il plus fait l’objet de grands débats blogosphériques depuis environ deux ans [et la polémique qui avait mis aux prises, entre autres Aphatie / Birenbaum / Morandini / Versac / Embruns / Luc Mandret / Koz, et qui avait conduit Versac a fermer Versac.net — une date dans l’histoire de la blogosphère a posteriori].

Mais je suis assez content que la question ait été posée, car depuis que toute l’attention publique s’est portée sur Twitter et Facebook, on parle moins du rôle des blogs qui sont toujours là et qui contrairement à Twitter et Facebook qui sont des lieux de distribution de contenus, sont des lieux de production de contenus. Au même titre que les médias.

Les blogueurs sont-ils des journalistes, donc ? A part Narvic (dont la relecture de la prose m’a beaucoup aidé à structurer mon intervention) et quelques autres, on va avoir du mal à trouver un journaliste qui considère qu’un blogueur est un alter ego, et un blogueur qui revendique faire du journalisme… La question pourrait donc être vite réglée.

Et pourtant : il y a « être journaliste » et « faire du journalisme ».

Etre journaliste (professionnel) : on peut identifier facilement un certain nombre de différences fondamentales entre l’exercice du blog et celui du journalisme (activité récréative vs. activité principale, point de vue particulier vs. point de vue général, prisme de l’information vs. prisme de l’opinion…). « Les blogs sont des médias, mais les blogueurs ne sont pas des journalistes », dit-on par chez nous pour résumer.

« Faire du journalisme » : de ce point de vue on peut tout à fait avancer l’idée que les blogueurs pratiquent une certaine forme de journalisme, voire en inventent de nouvelles. Commentaire, opinion, point de vue, humeur, contre-pouvoir sont aussi après tout des formes de journalisme, même quand on est dans un processus de production individuel qui ne comporte pas la commande d’un rédacteur en chef ou de contrainte de format (« tu me fais deux feuillets »).

Tous journalistes ? Non, mais tous médias… Potentiellement.

Au-delà de ces questions qui sont finalement des questions de définition (qu’est-ce qu’un journaliste ? Qu’est-ce qu’un blogueur ? Qu’est-ce qu’un média ? Qu’est-ce que l’information ?), il m’a semblé utile de réfléchir à la question de la concurrence et de la complémentarité entre les deux univers.

J’ai préparé une petite présentation sur tous ces sujets que vous trouverez à la fin du billet, et dont la conclusion aurait été (si le débat ne s’était pas installé en chemin, ô joies des tables rondes) que « bloguer n’est pas sale ».

Devant un parterre de chefs d’entreprises et d’intellectuels, cette idée est fondamentale. Dans un espace public ou la webophobie est encore maîtresse, je ne peux que vous conseiller de lire, relire, partager et archiver le billet de Cecil Dijoux intitulé « Intellectuels vs. Internet : l’autre fracture numérique« . Il y explique les résistances de l’élite intellectuelle française de multiples manières et conclut ainsi :

« Il est de la responsabilité des intellectuels d’aller au delà du rejet pour s’immerger enfin dans cette culture numérique pour l’enrichir, lui donner du sens et stimuler une innovation et une créativité numérique qui s’inscrit dans la tradition culturelle hexagonale. Sans quoi, l’adoption (inéluctable) de ces outils restera sans “conscience” et, en France, le 21ème siècle n’aura pas lieu. »

11 réponses à “Les blogueurs sont-ils journalistes ? (intervention colloque Ethic)

  1. Hello !

    Bonne prez twittée à l’instant, merci, et à laquelle je me permettrais d’ajouter un petite touche perso.

    Je suis preneuse de vos commentaires et critiques !

    [Désolée, sur .doc c’était un beau tableau, hum]

    Sites

    Les auteurs des articles possèdent des cartes de presse, ont reçu une formation journalistique

    Journaliste cité systématiquement (nom ou initiales), rarement présenté dans une petite biographie attitrée. Quand c’est le cas, sont repris quelques éléments du CV. La rubrique « à propos » présente le média et non les journalistes.

    Le pronom « je » n’est quasiment jamais usité. Le site comprend par contre des mentions légales puisque la responsabilité du média est engagé vis-à-vis des informations publiées.

    Le pronom « vous » et à plus forte raison celui de « tu » n’est jamais usité.
    Les articles publient des dépêches qu’ils choisissent et commentent. Ils sont parmi les premiers publicateurs de l’information.

    Les contenus sont plutôt « sérieux » : politique, médias, société, international…

    L’URL porte le nom du média.

    Les articles sont longs et détaillés, les illustrations sont légendées et signées.
    L’arborescence du site est clairement présentée avec des rubriques en bandeau, une page d’accueil, un moteur de recherche…

    Il n’y a pas d’interactions avec le lectorat et avec les internautes en général.

    Blogs
    Les blogueurs postent des billets pour leur plaisir et ne vivent pas de cette activité.

    Blogueur identifié par son pseudonyme ou son prénom. Il est systématiquement présenté plus en détails dans une rubrique « à propos ».

    Le pronom « je » est extrêmement fréquent : le blogueur donne volontiers son opinion.

    Les pronoms « vous » et « tu » sont fréquemment usités : de très nombreuses adresses à l’endroit du lecteur sont faites. Le blogueur appartient à une communauté qu’il entretient.

    Les blogueurs ne font que reprendre et commenter l’information qu’ils ont lue sur les médias traditionnels.

    Les blogueurs publient des anecdotes de leur vie quotidienne, des recettes de cuisine, des bons plans…

    L’URL est personnalisée, il s’agit souvent du pseudo de l’auteur ou d’une expression ou du thème du blog. Il porte l’extension de l’hébergeur (wordpress…)

    Les billets (ou posts) sont assez courts et les photos sont « faites-maison ».

    Les billets s’empilent chronologiquement et sont tagués avec des thématiques personnalisées (« ma vie », « au taff »…). Des rubriques sont généralement visibles sur la droite de la page.

    Les lecteurs peuvent commenter les articles, les publier sur Tweeter, Facebook ou autres. Ils peuvent donner leurs avis, ils peuvent participer à des jeux concours organisés par le blogueur…

  2. François Guillot

    Dommage pour le beau tableau 😉 mais merci pour cette réaction précise.
    Si je suis généralement, d’accord, ta réaction est tellement précise que l’on pourrait justement être tentés de trouver des contre-exemples : Rue89 est un blog dans son format par ex – et dans de nombreux éléments de sa culture et de ses pratiques… Donc il faut quand même rappeler que certaines frontières sont bien brouillées.
    Je serais tenté de dire que la pratique des blogueurs que tu décris a aussi eu un impact (culturel) sur les médias en ligne. Elle a pas mal inspiré les Rue89, Slate & Backchich (PAS Mediapart) ainsi que les pratiques des jeunes journalistes en ligne (les forçats) qui sont très présents sur Twitter et dans les codes du web…

  3. Certains blogueurs sont sans aucun doute des journalistes. La majorité n’en sont absolument pas.

    Pour moi, le débat ne devrait même pas exister. En soi, on peut très bien concevoir que certains blogueurs agissent comme des journalistes et ont une méthodologie similaire. Ce ne sont pour autant pas des journalistes. Blogueur ne sera jamais synonyme de journaliste. On est tous en accord sur ce point. Maintenant, les définitions peuvent évoluer. Après tout, un blogueur tient en quelque sorte un journal.

    On peut penser qu’un architecte est un designeur : il a la même méthodologie. Il « design » des immeubles. Pour autant, un designeur ne viendra pas considérer que l’architecte est un des siens. La comparaison ne démontre rien si ce n’est que ce débat n’aura probablement jamais de réponse claire et précise. Bien pour ça qu’on en parle encore et que tu poses la question.

    Ton schéma démontre quelque chose de très vrai: le journaliste présente une information comme un fait, le blogueur comme un avis, éventuellement modifiable et sujet à critique.

    Les « éditos » des journalistes sont d’ailleurs plus proches d’un post de blogueur qu’un article de journalisme. Et c’est là que le débat rebondi, est-ce que les éditos sont du journalisme ?

  4. J’ai écrit deux « après tout » à la suite, c’est plutôt laid. Dommage qu’on ne puisse éditer.

  5. François Guillot

    J’ai édité 😉

    Narvic montre bien dans ses papiers que le journalisme est une pratique mal définie qui « avale » tout ce qui s’en approche pour l’intégrer et le considérer comme du journalisme. L’éditorial en fait partie…

    Finalement je crois qu’on peut dire au choix que les blogs font du journalisme d’opinion, ou que certains journalistes (les éditorialistes notamment) faisaient du blog avant l’heure (bien avant l’heure même !). Selon le lieu d’où l’on se place (l’univers des médias ou l’univers des blogs).

  6. Désolé d’être moins productif en ce moment, mais je vois que d’autres continuent à réfléchir sur un sujet qui n’intéresse, pourtant, pas tant de monde que ça. 😉

    Ma position personnelle évolue, pendant ce temps. J’en viens à considérer que c’est la professionnalisation du journalisme (somme toute, assez récente) qui est le véritable problème et la source d’une réelle dérive. On trouve une formulation très explicite de cette critique: la professionnalisation du journalisme est une menace pour la démocratie, chez Christopher Lasch, aux USA, par exemple, avec des échos en France chez le philosophe Didier Eribon, par exemple. Mais on peut rattacher à ce courant de pensée certains propos du grand philosophe Jacques Rancière, ou même du démographe Emmanuel Todd, et quelques autres…

    La question de la professionnalisation du journalisme, que l’amateurisme du blogueur met plus clairement en évidence aujourd’hui, par contraste, est au cœur de l’enjeu politique probablement fondamental de notre époque: le rapport des élites, qu’elles soient économiques ou intellectuelles, avec la démocratie. Et même leur divorce, voire leur trahison de la démocratie.

    On peut soutenir sérieusement aujourd’hui, sans excès, ni même sans provocation, que la professionnalisation du journalisme n’est pas sans rapport avec la montée du populisme dans l’ensemble des démocraties occidentales. Comme défenseurs de la démocratie, les journalistes professionnels auraient peut-être pu faire mieux…

    Je développe ça dès que j’ai le temps sur novövision. 😉

  7. Pingback: Les blogueurs ou journalistes, on en n’a pas encore fini! [Internet et Opinion(s)]

  8. Qu’elle est la nature historique de construction d’une « profession », celle des journalistes ?

    Longtemps considéré comme une occupation, plutôt qu’un métier, occupation à laquelle on s’adonne parallèlement ou dans l’attente d’une carrière littéraire ou politique, le journalisme
    est progressivement devenu une profession.

    Quelles sont les étapes de cette construction et les changements qui ont successivement affecté le journalisme et les conceptions qu’on s’en faisait ?
    Passerellesud.org, émergence informationnelle des communs, diffuse une conférence intitulée « le journalisme, naissance et construction d’une profession » http://www.passerellesud.org/spip.php?page=journalisme qui permettra à chacun, « amateur », « faux journaliste », journaliste citoyen de comprendre comment s’est organisée ce que d’autres nomment encore une « cléricature médiatique » *, ou comment faire profession à partir de rien ou plutôt à partir d’une certaine appartenance…

    Passerellesud.org diffuse cet enregistrement dans le but de contribuer à la réalisation d’un fond documentaire qui pourrait permettre de réinscrire la figure de « l’amateur », ce « faux journaliste », dans l’histoire de la production de la culture de l’information et de légitimer ainsi les initiatives pionnières de l’autopublication et de l’information citoyenne.

    Bien à vous,
    La rédaction.

    * Jean-Luc Mélenchon invité au CFJ -CFPJ

  9. Merci pour l’info.

  10. En écho à ça, tu as vu la leçon inaugurale de l’école de journalisme de ScPo cette année ? Jay Rosen considère que le point de vue général du journaliste est un leurre, que tout le monde est subjectif, comme un blogueur finalement.
    Point 9 : http://pressthink.org/2010/09/the-journalists-formerly-known-as-the-media-my-advice-to-the-next-generation/#more-155