Issues de quelques années d’observation de la blogosphère, de saines lectures (un exemple), de nombreuses discussions avec d’autres blogueurs, etc. : voici 10 considérations sur les blogueurs, qui vont plus ou moins à contre-courant des perceptions générales.
1. « Les blogueurs », ça n’existe pas.
Le problème de l’utilisation du terme « les blogueurs », c’est qu’il induit qu’on parle d’une population qui, à défaut d’être totalement homogène, recèlerait au moins quelques caractéristiques communes. Mais à part le fait de tenir un blog, on a bien du mal à définir ces caractéristiques universelles du blogueurs.
Les profils des auteurs ? Je reprends de temps en temps cette phrase de José Ferré :
« Les auteurs des blogs sont pêle-mêle adolescents, ex-premier ministre, chefs d’entreprises petites ou grandes, élus locaux, artistes, candidats au suicide, anciens ministres, membres d’associations citoyennes, poètes, hôteliers, journalistes, militants de toutes les causes, amoureux de musique, de littérature, de photographie, amoureux tout court… (…) Tel est le nouveau monde des blogs, inventif, créatif, anarchique, naïf, détestable ou généreux. Parfois talentueux. »
Leur approche rédactionnelle ? Certains blogs décrivent le quotidien, d’autres sont des blogs d’experts ; certains blogs sont analytiques, d’autres reprennent de l’information brute ; certains blogs sont des lieux de destination, d’autres sont des lieux de passage ; certains blogs valent par la plume de leur auteur, d’autres par les conversations qui y ont cours ; certains blogs produisent peu, d’autres énormément ; certains blogs valent tout court, d’autres ne valent rien…
Leurs motivations ? Oui, on a là sûrement un point commun : le blogueur est motivé par un désir de reconnaissance. Reconnaissance qui peut prendre de multiples formes. Mais cela suffit-il à parler des « blogueurs » comme d’un ensemble ?
Au contraire, on est toujours autre chose avant d’être blogueur. Les blogueurs français à plein temps sont une poignée. On est salarié et blogueur, patron et blogueur, journaliste et blogueur, étudiant et blogueur, militant et blogueur, etc. l’attribut « blogueur » ne peut venir qu’en deuxième position.
Bien sûr, on peut dire « les blogueurs », comme on dit « les automobilistes » : mais cela comporte une énorme limite : on en sait pas exactement de quoi on parle. Les blogueurs ne sont pas un ensemble défini comme peuvent l’être les journalistes, qui bien qu’étant un ensemble très hétérogène, sont une profession régie par une charte de déontologie, des études, des pratiques professionnelles, des habitudes, etc.
Rien de tel avec les blogueurs. On n’apprend pas à être blogueur, on pratique le blogging comme on l’entend. C’est d’ailleurs une des raisons qui me font penser que le statut de blogueur est plus enviable que celui de journaliste : la liberté de choisir ses sujets, la liberté de la fréquence de publication, la liberté du contenu sur le fond et sur la forme… Les blogs sont des médias, mais les blogueurs ne sont pas des journalistes.
2. Les blogs forment une longue traîne médiatique.
Le principe de la longue traîne telle que Chris Anderson l’a défini est en gros le suivant : si on classe les biens culturels par ordre de popularité, on s’aperçoit que la distribution traditionnelle se concentre sur un nombre limité de références vendues au-dessus d’un certain seuil ; et que l’e-commerce a permis l’accessibilité à un nombre quasi-illimité de références vendues en très petit nombre.
L’idée est assez facilement transposable au système médiatique : des médias professionnels on et off à gauche (nombre limité + audiences les plus importantes) ; les blogs à droite (nombre illimité et audiences de niche).
L’idée reste schématique puisque des médias professionnels se situeraient dans la partie jaune du schéma et des blogs dans la partie verte, et elle doit être investiguée avec la notion d’audience relative (un certain nombre de blogs ont une audience par article plus que comparable à celle de médias professionnels).
Pour autant, cette idée de longue traîne est une idée clé pour comprendre la blogosphère : nous sommes dans un monde horizontal, éclaté, peu différencié, difficile à lire, peuplé de micro-médias. La blogosphère, c’est d’ailleurs un peu Microcosmos.
3. La blogosphère est média-dépendante (et pas l’inverse)
On a eu beau vanter la possibilité pour tout un chacun de devenir le témoin d’un scoop et le premier sur l’information, l’immense majorité des contenus UGC sur le web, dont les blogs, relèvent du commentaire, du point de vue, de l’analyse, du copier-coller ou de l’expérience personnelle. Pas de l’information. (Carlo Revelli, par exemple, a lancé les enquêtes participatives d’Agoravox pour favoriser l’emergence d’informations plutôt que d’opinions).
Au contraire, les des blogueurs reprennent et commentent les informations… produites par les journalistes. Les médias continuent très largement à faire l’agenda des centres d’intérêt et des conversations des Français. A fortiori ceux de la plupart des réseaux de blogueurs, qui reprennent et commentent l’actualité telle que définie par les médias, avec des préférences pour certains sujets, des absences pour d’autres sujets, mais finalement assez peu de sujets qui leur sont propres (en dehors du sujet… « blogosphère »).
4. Les blogueurs fonctionnent en réseaux affinitaires, pas en communautés
On comprend assez facilement que les blogueurs, comme les internautes, s’organisent et se retrouvent par logiques affinitaires.
On emploie généralement le mot communauté pour décrire ces phénomènes relationnels, mais ce terme est-il le mieux choisi ? En tout cas, les communautés de blogueurs ne sont pas des communautés fermées. On peut être membre de plusieurs groupes affinitaires simultanément, et la légitimité à intégrer un de ces groupes est une affaire de contenu (ce que je raconte) plus que d’identité (ce que je suis). La logique de fonctionnement est une logique de réseau.
A l’arrivée, on a les blogueuses cuisine, les blogueurs buzzmarketing, les geeks, etc. Des groupes (des grappes, d’ailleurs) de plus ou moins grande taille, avec des référents plus ou moins autoritaires, une porosité plus ou moins grande d’un groupe à l’autre… Ces réseaux affinitaires peuvent finalement être représentés comme ceci (image prise chez David Armano) :
5. Les blogs démarrent (éventuellement) des conversations (qui n’en sont pas vraiment)
« Les médias traditionnels envoient des messages, les blogs démarrent des conversations ». Cette maxime qui orne encore aujourd’hui le blog de Loïc Le Meur a marqué les esprits dans la blogosphère et a largement contribué à « faire » l’image des blogs.
On peut admirer le français (« les médias envoient des messages » plutôt que « les médias diffusent des messages »…) ou réfléchir un instant à la fameuse « conversation » sur les blogs (on en avait déjà parlé, à une époque où nous ne comptions qu’une poignée de lecteurs).
De la même façon qu’il faut remettre en question les termes « les blogueurs« , « blogueurs influents« , « communautés« , il faut remettre en question l’idée de « conversation » généralisée. La conversation est un bien rare sur les blogs. Pour plusieurs raisons :
– d’abord, pour qu’il y ait conversation, il faut qu’il y ait un minimum de public participatif. Tous les blogs sont loin de réunir un public participatif minimal et l’idée « je vais faire un blog, je vais avoir des commentaires » est un énorme leurre dans lequel sont tombés beaucoup d’apprentis blogueurs croyant que par la grâce de la magie des blogs, ouvrir un blog signifiait instantanément avoir un public.
– ensuite, et à l’inverse, parce qu’il faut choisir entre audience et conversation. On ne peut pas discuter à 50. Sur les gros blogs, les médias en ligne, etc., la conversation est impossible. On assiste à une somme de commentaires sans fin qui pose d’innombrables problèmes de modération aux éditeurs. Un fil de commentaires n’est pas une conversation.
– Aussi, parce qu’une conversation suppose un esprit constructif qui manque en de nombreux lieux. On a plus souvent de la controverse et de la polémique (stérile de préférence) que de la conversation. Et il suffit parfois d’un seul troller pour gâcher l’équilibre précaire de la conversation.
Enfin, si les conversations existent, ils est tout à fait exact de dire comme Loïc Le Meur que les blogs les démarrent. En revanche il est bien rare qu’elles aillent à leur terme.
Pour deux raisons : 1. chaque nouveau billet vient recouvrir le précédent et interrompt alors largement la conversation en cours. Et 2. les lecteurs qui viennent déposer un commentaire et ne reviennent pas lire le reste du fil ensuite sont souvent plus nombreux que ceux qui reviennent régulièrement voir les réponses à leurs commentaires et répondre aux réponses…
Bref, comme en général les blogueurs ET leurs commentateurs sont finalement plus dans une logique de publication que de discussion, et qu’ils ont rarement la patience de ne faire qu’attendre et participer à la discussion sans republier… on voit beaucoup de conversations avortées.
6. Bloguer n’est pas chronophage, c’est animer un réseau qui l’est
« Bloguer c’est chronophage », « bloguer rend addictif »… Si on veut, oui. Mais il ne faut pas oublier que le blogueur est totalement libre de la façon dont il anime son blog. Tout dépend de ses objectifs. S’il s’agit d’écrire quotidiennement, oui le blog sera chronophage. Mais on peut choisir d’écrire une fois par mois si l’on veut. On peut bloguer pour soi sans vouloir réunir un public.
C’est lorsque l’on souhaite réunir véritablement un public que les choses se compliquent. Ce qui prend du temps, c’est finalement toute la participation à la vie du réseau et pas seulement le fait d’écrire des billets. Bloguer est une activité chronophage, mais au sens où elle suppose de lire les autres, de les commenter, de répondre aux commentaires chez soi, et pas seulement de rédiger des billets.
C’est pour cela que le blog n’est pas juste un outil : faire vivre un blog est un engagement, voire une stratégie.
7. Bloguer est un apprentissage de la modestie
L’idée première du blogueur est, souvent, de diffuser sa science aux autres. Un peu comme lui :
Pourtant, le mécanisme des commentaires fonctionne généralement très vite et permet de constater qu’il y a toujours plus expert que soi, ce qui a vite fait de nous calmer.
Et l’apprentissage de son public, même s’il n’est pas plus expert que soi, fait que l’on se retrouve rapidement à anticiper des réactions, ce qui influence l’écriture. Combien de blogueurs n’ont-ils pas constaté que leur ligne éditoriale avait évolué sous l’influence des commentaires ?
L’apprentissage de la modestie, c’est donc à la fois la découverte que d’autres existent, qu’ils sont plus experts, et qu’il est extrêmement difficile de s’en tenir à son projet initial dans la durée.
8. La propagation des opinions est imprévisible et anarchique
Cette allégation est un des dadas de nombreux webologues (comme par exemple Duncan Watts) : on passe du modèle pyramidal et organisé au modèle… bordélique. Où l’information est passée par ici, où elle repassera peut-être par là… sans que l’on comprenne bien pourquoi et sans qu’on sache véritablement l’anticiper. Beaucoup de « gros » blogueurs se disent d’ailleurs surpris des billets « qui marchent » et de ceux qui « ne marchent pas »…
Alors, que sait-on à propos de la propagation des opinions ?
– que la viralité se propage plus facilement des gros vers les petits que des petits vers les gros. Le problème étant que dans l’univers de la longue traîne, petits et gros sont peu différenciés. La difficulté à modéliser l’information est donc une conséquence de l’horizontalité de la blogosphère, comme nous l’avons évoqué dans le point 2.
– que la viralité dépend des « radars du web ». Les radars du web, ce sont les amplificateurs d’informations, par exemple des blogueurs populaires qui, par le hasard de leurs lectures, vont attirer l’attention sur le billet d’un autre. On a un très bon exemple de ce phénomène avec le billet « De la corruption de la presse » de Novovision, le plus vu de l’histoire de ce blog, qui avait végété avec quelques dizaines de pages vues pendant des semaines, avant de tomber sous des radars et d’être vus 3000 fois en quelques jours. Un phénomène de buzz décrypté par l’auteur, Narvic.
– qu’elle est d’autant plus anarchique dans la blogosphère que les blogueurs n’étant pas des professionnels de l’information, ils n’ont aucune vocation à systématiser ou à « scanner » tout ce qui se dit sur un sujet donné. Le hasard y est donc d’autant plus important que ce sont des « amateurs » qui font et défont les informations qui circulent. A notre niveau sur Internet et Opinion(s), on voit très bien que quelques « gros » blogueurs nous lisent par périodes, puis plus du tout (sinon ils nous reprendraient quotidiennement, c’est sûr 😉 )
– à l’arrivée, et c’était notre réaction à l’étude de Duncan Watts, le succès d’un billet, d’une idée, d’une opinion, dépend peut-être moins (si ce n’est autant) de l’identité de son auteur, que de sa résonance avec la société à un moment donné. Choisir le bon sujet, les bons mots, au bon endroit, au bon moment : les succès dans la blogosphère sont autant affaire de contenu que de canal.
Autant de raisons qui expliquent l’anarchie de la circulation de l’information, mais ne permettent pas de la modéliser.
9. Un blogueur n’EST PAS influent : il PEUT l’être…
Les habitués de ce lieu connaissent ma détestation de l’expression « blogueur influent ». Sans vouloir paraphraser ce que j’ai déjà écrit à ce sujet, être influent c’est avoir la capacité à modifier des représentations ou des opinions d’un public donné. Plusieurs réserves donc à propos de l’expression « blogueur influent » :
– Influent à quelle échelle ? Dire de quelqu’un qu’il est « influent » tout court suppose dans mon esprit qu’il / elle draîne des milliers de fidèles, ce qui n’est généralement pas le cas des blogueurs…
– Etre influent, c’est avoir un public influençable, avoir un ascendant sur son public. Pourquoi pas : si le public est là, c’est qu’il s’intéresse à ce que raconte le blogueur, c’est qu’il est en demande. Mais l’influence est bien un jeu entre un individu et son public, et tous les publics ne se valent pas… D’ailleurs la réaction de beaucoup à ce débat est de dire « ce sont mes lecteurs qui m’influencent« . (mais bon, comme les lecteurs sont souvent des blogueurs… non j’arrête, il ne faut pas compliquer).
– On ne peut être écouté que sur 3 ou 4 grandes thématiques, pas davantage. L’influence quand elle existe est donc toujours une influence thématique (untel sera de con conseil pour l’achat de mon prochain plasma) et pas l’espèce d’omnipotence sur laquelle nous fantasmons…
– Enfin et cela rejoint le point 8, l’influence est souvent une affaire de circonstances. Elle ne se décrète pas, elle se constate plus souvent a posteriori (à l’exemple du blogueur Jaï, devenu en quelques jours référent sur les questions de trading au moment de l’affaire Kerviel)
Bref, des blogueurs populaires, oui. Des blogueurs influents, moins. Un blogueur peut être influent, mais selon les sujets, les circonstances, le public. Cela rétrécit la notion de « blogueurs influents » avec laquelle on nous rebat les oreilles.
La popularité du blogueur, elle, est corrélée à plusieurs facteurs. Nous en avions listé 4 :
– Contenu (qualité – expression d’un regard et/ou apport d’informations nouvelles, “potentiel” du sujet traité auprès des lecteurs, différenciation, qualité de la plume)
– Forme (graphisme, mise en page, taille des billets plutôt courte, utilisation d’image et de son)
– Posture (réactivité sur l’information, fréquence d’actualisation, dialogue ou controverse, durée dans le temps)
– Réputation (statut / légitimité de l’auteur dans la vraie vie, réseautage au sein de la blogosphère, RP du blog, effet “winner takes all”)
Avec comme constat global que l’on peut être un blogueur populaire en faisant exception sur un des critères, mais que les blog du haut du classement de Wikio sont généralement performants sur au moins 3 de ces 4 items.
Autrement pour être un blogueur populaire il y a toujours cette solution là :
10. Connaître les blogueurs, c’est conduire à la fois un travail de géographe et d’ethnologue
La connaissance de la blogosphère dans son ensemble suppose plusieurs approches : celle du géographe, qui cartographie cette jungle ; et celle de l’ethnologue, qui connaît les peuples, leurs us et coutumes. Voir notre billet complet à ce sujet.
Il est donc difficile de parler de la blogosphère sans y passer une partie de son temps. Difficile aussi de parler de toute la blogosphère étant donnée la diversité qu’on y trouve. C’est pourquoi je n’exclus pas que certains des points évoqués dans ce billet soient invalidés par des commentateurs avisés.
D’ailleurs, est-ce que ces 10 points suffisent à avoir une compréhension globale de la blogosphère ?