Vous connaissiez le JT et ses insupportables micro-trottoirs – Petite mise en scène, reconstitution médiatique de l’avis d’un groupe social ou d’une nation (rappelez-vous ces correspondants qui interrogent « La » population du coin).
Internet a enfin donné le change aux journalistes de la presse écrite (on et off sans distinction… ouf on évite une nouvelle bataille de tranchées). Désormais, les journalistes disposent d’une nouvelle matière, ce qui se dit sur les blogs, les forums, etc. On ne peut que s’en féliciter. Cela ne fait qu’élargir l’horizon des opinions, n’est-ce pas ? Mais cela s’accompagne d’un effet pervers. Oh, un petit effet pervers, de ces petites épines dans le pied avec lesquelles nous avons tous appris à marcher : une nouvelle figure rhétorique a fait son apparition et semble avoir pris son rythme de croisière. Trois exemples glanés ici et là dans Le Monde.
Les internautes et les fausses photos d’Hiroshima
Il y a environ deux mois (le 10/05/08 exactement), Sylvain Cippel et Philippe Pons signaient un article sur des photos (soit-disant) inédites des victimes d’Hiroshima. On y lisait ceci :
Depuis la divulgation de ces photos, blogueurs et internautes américains se déchirent sur le sujet. Une phrase revient souvent dans les commentaires : « Les Japs n’ont eu que ce qu’ils méritaient. » Sur le site MetaFilter, l’internaute signant « postroad » estime que le Japon « n’ayant aucune intention de capituler, comme le montre le film de Clint Eastwood (Lettres d’Iwo Jima), aussi horribles soient (ces photos), ces bombardements ont sauvé de nombreuses vies américaines – et aussi nippones ». Pour d’autres, à l’inverse, « l’Amérique masque ses crimes honteux ».
Beaucoup d’internautes se demandent aussi pourquoi ces clichés sortent aujourd’hui. Peu font confiance à la version officielle. Peut-on vraiment croire que M. Capp ait attendu cinquante-trois ans avant de montrer ces images à quiconque ? (…)
Pourquoi, également, M. Capp aurait apporté ces documents à la Hoover Institution? Celle-ci est perçue comme un centre de recherches néoconservateur extrême. Certains voient une volonté de « pousser » à une intervention américaine contre l’Iran avant que ce pays, disposant de la bombe A, puisse attaquer Israël. A l’inverse, d’autres suggèrent à Hillary Clinton de « bien regarder ces images avant de s’exprimer ». La candidate à l’investiture démocrate à l’élection présidentielle a récemment menacé d ‘« effacer l’Iran » de la carte s’il attaquait l’Etat juif. L’internaute appelé « oneirodynia » insiste sur « l’effort massif de censure tant de la part des Etats-Unis que de Tokyo après que la bombe eut été larguée. A l’été 1946, la censure américaine au Japon avait grandi au point d’occuper 6 000 personnes ».
Evoquant la « culture du secret » qu’ils croient déceler aux Etats-Unis, nombre de commentaires établissent un rapport entre Hiroshima, les bombardements massifs au napalm des populations locales durant la guerre américaine au Vietnam et… les prisons américaines de Guantanamo et d’Abou Ghraib aujourd’hui. D’Hiroshima à l’Irak, un internaute anonyme écrit, sur le site Yahoo!, que « le peuple américain ne s’intéresse jamais qu’à ses propres morts ».
Alors que le débat se développe sur Internet, la presse américaine n’a pas encore évoqué la divulgation de ces nouvelles photographies de la tragédie d’Hiroshima. Ni la presse japonaise, du reste.
Ce long extrait représente environ 35 % de l’article. Ainsi, en l’absence de prise de position dans les médias des deux pays les plus concernés, nos journalistes s’étaient engagés dans un micro-trottoir virtuel. Ils trainent leur souris dans la longue traîne histoire de nourrir leur article d’opinions contradictoires et ainsi offrir une mise en perspective analytique.
Quatre jours plus tard, les deux journalistes publient un long rectificatif. Les photos présentées par le journal n’ont pas été prises à Hiroshima. D’où un long papier d’explications et de justifications qui se conclut par le paragraphe suivant :
Les auteurs de l’article ont exposé les doutes exprimés dans divers forums sur Internet quant à la version officielle de l’histoire des images, mais aucun interlocuteur n’a mis en doute leur authenticité. Reste à savoir qu’elle sera la réponse de la Hoover.
En l’occurrence, Internet a servi de support pour recouper des opinions alors même que les experts sur le sujet n’avaient pas encore pris forcément connaissance de cette information. L’utilisation des commentaires disponibles sur Internet a tout bonnement fait office de simulacre d’expertise.
La médiatrice du journal, dans un article du 18/05/08 (Le piège des photos) explique que :
Le Monde, finalement, a surtout failli par excès de confiance, en accordant un crédit excessif à une institution reconnue. Et il a, sans le vouloir, enfreint une règle d’or du journalisme : le croisement des sources.
Et justement, dans la structure de l’article, c’est la figure rhétorique « des internautes », « de l’internet » qui a bouché le trou, c’est-à-dire l’absence de recoupement de sources avisées. Mais le glissement est important : l’article a privilégié le croisement des opinions avec le croisement des faits et de sources. D’où un risque : celui de prêter une trop grande attention à ce qui se dit sur Internet. Il est vrai qu’il est plus facile et moins couteux de reprendre un quelconque blog ou forum que d’identifier et de contacter une source fiable. Le verbatim a un coût proche de zéro désormais. Mais alors que le sujet est très sensible, ne sommes nous pas là en face d’un signal faible inquiétant ?
Raymond et les Internautes
La preuve avec une question plus futile. L’équipe de France est éliminée… Comment rendre compte de l’hallali envers le sélectionneur Raymond Domenech ? Tout simplement en titrant un papier « Les Internautes disent « non » à Raymond Domenech » :
Après le raz-de-marée médiatique et les réactions indignées des caciques du football français, la Toile s’est à son tour emparée de l’affaire.
Premier exemple du journaliste… Facebook :
Prompts à réagir par l’ironie, les utilisateurs du réseau social Facebook implorent Estelle Denis de dire « non » à son prétendant, une manière de punir celui qu’Internet désigne quasi unanimement comme le principal responsable du fiasco.
Pour introduire les citations de quelques blogs sur le sujet, le journaliste choisit sa phrase de transition :
Ridicule : le mot qui revient peut-être le plus fréquemment sur Internet.
Que dire de plus quand ces citations parlent d’elles-mêmes…
Le Pascale Picard Band et « La Blogosphère »
Mais le climax de cette figure de style journalistique a peut-être été atteint dans Le Monde 2 du 5 juillet. Le magazine consacre une double page à un jeune groupe québécois qui chante en anglais, Le Pascale Picard Band. Traitement de faveur puisque le groupe a même droit à un envoyé spécial, Yann Plougastel. Le journaliste qui a donc fait un long voyage nous explique ainsi :
La blogosphère s’est vite enflammée sur le sujet. Pour un certain Louis Dionne (…) Pascale Picard « n’est que l’expression d’une fraction de la population qui ne se respecte pas, n’est pas fière de ses origines (…) ». L’avis tranché, paraît être celui d’une génération ayant porté à bout de bras le rêve d’un Québec indépendant.
Plus jeune, Jonathan Bénac est plus compréhensif : « il faudrait s’interroger sur la façon dont on subventionne la culture au Québec. La culture québécoise n’est pas que francophone ».
Heureusement, vous pourrez lire le billet original de Louis et le commentaire de Jonathan ici, sur ce blog. Car tout est bien sur ce blog, sur un blog. Pas la peine de chercher plus loin : un blog = la blogosphère. Un raisonnement qui est tout le contraire de la longue traîne. Finalement est-ce encore la peine d’envoyer un journaliste sur place pour ramener du copier-coller amélioré ?
Pour éclairer ces trois exemples, je suis partagé entre l’appauvrissement du journalisme (perte de l’effort de chercher des sources expertes, figure de style « obligée » du genre « les internautes pensent que… », « la blogosphère dit que… ») et sa métamorphose (prise en compte de nouveaux lieux d’opinions). Pour les plus sages et les plus normands, peut-être que l’un ne va pas sans l’autre.
Et puis voyons, tout le monde n’y perd pas au change : depuis l’avénement de la télévision les publicitaires ou « packageurs » pouvaient se targuer du fameux « vu à la télé »; désormais les gens des RP ont le « buzzé sur la toile » qui assure une reprise auprès des journalistes 😉