Archives mensuelles : septembre 2008

L’âge de la réputation selon Gloria Origgi

« Sagesse en réseaux : la passion d’évaluer » est un article très intéressant de Gloria Origgi. Il vient d’être publié par La vie des idées et reprend le débat sur la problématique de la sagesse des foules. Je retiendrai trois points de son exposé :

1) le web révolutionne notre mémoire

2) une typologie des formes de coordination/formation de l’intelligence sur le web

3) Et si le web était plus un enjeu de réputation que d’information ?

***

Le web révolutionne notre mémoire

Comme je crois que ce blog n’a jamais abordé cette question autant en profiter :

1) Gloria Origgi nous rappelle qu’après l’écriture et l’imprimerie le web modifie profondément le rapport à notre mémoire : il est un support de mémoire extérieure qui démultiplie les possibilités que nous offraient jusqu’ici l’écriture et l’imprimerie.

2) Mais le plus important, selon l’auteur, concerne  notre méta-mémoire, c’est-à-dire les processus par lesquels on accède à la mémoire (notre éducation consiste à assimiler notamment des systèmes de méta-mémoire que sont les hiérarchisations, classifications etc.) :

Avec l’apparition des technologies qui automatisent les fonctions d’accès à la mémoire, comme les moteurs de recherche et les systèmes de traitement de la connaissance, la méta-mémoire devient également une partie de la mémoire extérieure : une fonction cognitive, centrale à l’organisation culturelle des sociétés humaines, est devenue automatisée.

Une typologie des formes de coordination/formation de l’intelligence sur le web

Comment cette méta-mémoire est-elle conçue aujourd’hui ? Voici succinctement la typologie proposée par Gloria Origgi, typologie qui repose sur une gradation de l’engagement de l’internaute dans la classification des informations :

– les systèmes automatisés, ce sont les filtrages à partir d’algorithmes qui traitent des données plus ou moins localisées (du système d’algorithme d’Amazon au Page Rank de Google) avec lesquels l’internaute interagit plus (comme dans le cas d’Amazon) ou moins (comme dans le cas de Google);

– les systèmes de réputation à l’exemple d’ebay où la sagesse apparait en raison de l’angoisse d’avoir justement une mauvaise réputation ce qui nuirait aux transactions à venir.

– les systèmes de collaboration du type wikipedia où la sagesse se fait par la coopération entre les membres (mais également par leur réputation comme le rappelle ce billet que l’on avait consacré à la question)

– les systèmes de recommandation où la sagesse est organisée à partir des « connaisseurs » où l’on révèle ses préférences aux autres internautes en leurs conseillant tel ou tel ouvrage, telle ou telle musique, etc.

Et si le web était plus un enjeu de réputation que d’information ?

Que déduire de cette typologie de l’organisation de la méta-mémoire selon Gloria Orrigi ?

Mon idée, c’est que le succès du web (…) vient de sa capacité à fournir non pas tant un système potentiellement infini de stockage de l’information, qu’un réseau gigantesque de systèmes de hiérarchisation et d’évaluation dans lesquels l’information prend de la valeur pour autant qu’elle a déjà été filtrée par d’autres êtres humains. Ma modeste prévision épistémologique est que l’âge de l’information est en train d’être remplacé par un âge de la réputation dans lequel la réputation de quelque chose – c’est à dire la manière dont les autres l’évaluent et la classent – est la seule manière dont nous pouvons tirer une information à son sujet. (…)

Plus le contenu de l’information est incertain, plus le poids des opinions des autres pour établir la qualité de ce contenu est important. (…)

Le Web n’est pas seulement un puissant réservoir de toutes sortes d’information labellisée ou non labellisée, mais il est un puissant outil réputationnel qui hiérarchise, introduit des systèmes de classement, de poids et de biais dans le paysage de la connaissance.

Ce que j’aime bien dans cette proposition (modeste mais géniale dirait l’autre) est qu’elle nous évite le chausse-trappe de l’âge de la conversation qui fait tourner à vide bon nombre de débats et engage les institutions diverses et variées (de l’homme politique à la marque) dans des solutions parfois très trompeuses… Mais j’imagine que mon avis sera loin d’être partagé…

PS : Un reproche à l’article ? À chaque fois, les applications sont présentées sous leur angle vertueux (ce qui biaise forcément la démonstration quand même) à l’exemple de Wikipedia pour lequel Gloira Origgi nous ressort le coup de l’article de Nature… Pour quelqu’un qui travaille sur l’épistémologie sociale c’est amusant.

Le marché du dimanche matin (épisode 2)

Pas de billets cette semaine mais on garde la bonne (et nouvelle) habitude de la rentrée.

Du réchauffé, du périmé mais toujours de l’actualité :

– Les fatals flatteurs continuent d’être un objet de curiosité pour nos journalistes du continent traditionnel (pour un article en ligne, courrez voir Marianne). Très instructif de voir que cette brigade de commentateurs suscitent des papiers alors qu’ils sont clairement hébergés par le plan B, un bimestriel de « critique des médias et d’enquêtes sociales » qui est très loin de faire l’unanimité au sein des directions des rédactions (et c’est un euphémisme, hein…).

– toujours sur la problématique des commentaires, peut-être avez-vous manqué un billet de Pierre Assouline, « La douceur de notre commerce me ravit », qui disserte sur les pratiques des commentateurs de son blog. Ne boudez pas votre plaisir c’est par là…

– Un article très très intéressant pour comprendre d’où vient le terme de bulle pour caractériser nos crises financières. Le rappel historique de Ludovic Desmedt, maître de conférences en économie, nous montre que nos référentiels pour caractériser notre actualité peuvent venir de très loin et traverser les siècles sans grand encombre. L’expression « bubble » vient ainsi d’un poème de Jonathan Swift (oui oui le père de Gulliver), The Bubble et publié en 1721 dans un journal le Evening Post suite à une grave crise financière en Grande Bretagne (pour plus de précisions il faut lire l’article). Voici les dernières lignes du poème qui fait 2 ou 3 pages word :

The nation too late will find,
Computing all their Cost and Trouble
Directors promises but Wind,
South-Sea at best a mighty Bubble.

le rapport incontournable  de Technorati trouve une de ses meilleures analyses chez Fred Cavazza dans  A quoi ressemble la blogosphère en 2008 ?. Citons par la même occasion le billet d’André Gunthert pour qui Technorati n’est (plus) que l’ombre de lui-même.

l’arrivée de Tous les médias, un journal papier qui recycle blogs et autres sites en ligne. Voilà enfin la solution écologique à la crise de la presse ! Plus d’info chez Presse-Citron et Novovision ou plus simplement chez votre marchand de journaux. À signaler que d’autres magazines sur le même principe sont en gestation, Philippe Cohen ayant expliqué qu’il quittait Marianne2 pour un projet de ce type. Au fait, ne cherchez pas, ce journal n’a pas de site Internet.

– Et enfin, par souci de simplicité je ne renverrai que sur un lien celui d’un billet de Jean Véronis à partir duquel vous pourrez naviguer en toute liberté. À partir du billet « Blogs : indices d’autorité relative? » vous trouverez un univers merveilleux de liens vers d’autres blogs avec plein de morceaux de débats techniques. Une manière comme une autre pour nous de saluer la naissance du wikio labs dont nous n’avons pas encore pu parler ici.

Le marché du dimanche matin

Quelques lectures en vrac et très subjectives :

le retour des serious games. L’expression avait fait florès il y a quelques temps et puis elle était partie aux oubliettes des catchwords de la com’. Son grand retour avec un article bilan du Journal du Net.

– l’article date un peu mais sur un étale il y a toujours un ou deux produits périmés. Il s’agit d’une des analyses les plus intéressantes de la médiatisation de la mort de nos soldats en des contrées lointaines. Danièle Hervieu-Léger estime qu’est venu le temps où la mort au combat est désormais traitée comme un fait divers : son interview par Libération est par là.

– vous l’avez sûrement lu ailleurs, l’info date du 16 septembre mais on la reprend en guise de devoir du week-end : les résultats du panel Médiamétrie-NetRatings de juillet.

– Un non-usager du net c’est quoi, c’est qui ? C’est par ici.

Le droit à l’oubli selon Alex Türk ou l’extension du domaine de la lutte ?

Passionnante entrevue de Télérama avec Alex Türk, le président de la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (plus connue sous son acronyme CNIL). Comme je n’ai pas été formé à la fiche de synthèse, pas de résumé ici, juste une citation qui fait écho à d’autres analyses du blog (cf. L’arythmie).

Charles Baudelaire revendiquait deux droits fondamentaux : le droit de s’en aller et le droit de se contredire. Le droit de s’en aller, aujourd’hui, est malmené par la vidéosurveillance, la géolocalisation… et tous les traçages dans l’espace. Le droit de se contredire est bafoué par les informations et les images qui restent sur la Toile et qu’on ne peut pas faire disparaître : je dois quand même avoir le droit de dire blanc à 20 ans et de penser noir à 30 ! Il faudrait que les réseaux laissent la maîtrise de l’information aux utilisateurs. Ce n’est pas le cas aujourd’hui.

Première remarque : lire Alex Türk, comme d’autres, c’est comprendre et anticiper les enjeux d’opinion auxquels devront faire face, un jour où les autres, les moteurs et autres plateformes sociales. Le refrain « tout le monde il est beau et tout le monde il est gentil » de la Génération Y avec lequel les uns et les autres nous serinent n’aura qu’un temps.

Deuxième remarque : à la première lecture, les propos d’Alex revigorent. Mais si on relit attentivement, il y a quelque chose qui cloche.

Ce n’est pas aussi simple. Est-ce une question de droit ? Google, Facebook, MySpace et consorts n’interdisent pas de dire tout et son contraire; ils rendent juste visibles, ils médiatisent (même à petite échelle) que l’on a dit tout et son contraire. Le risque n’est pas tant juridique que moral et social : du style apprendre qu’un de vos récents amis était un raciste notoire dans son adolescence. L’éclairage d’un Maître Eloas (déjà esquissé par là notamment) sur les propos d’Alex serait d’une grande utilité.

Il me semble (attention, j’enfonce une porte grande ouverte 😉 ) que l’ambivalence vient du fait que ce qui était jusqu’ici réservé aux personnalités publiques (qui donc avaient choisi de s’exposer) s’applique à nous tous désormais. S’exposer publiquement relevait d’une lourde industrie (discuter avec un journaliste, prendre un micro, etc.) comparée au simple mot de passe qui valide mon inscription sur Facebook (et non, je ne citerai pas l’artiste surestimé de la Factory).

En fait il n’y a pas de droit à se contredire, mais plutôt une tolérance sociale envers la contradiction plus ou moins forte et contraignante. Et dans nos sociétés, la tolérance à la contradiction est très faible ou disons qu’au mieux on ferme les yeux. Les participants de Mai 68 trainent parfois comme un boulet leur appartenance radicale : regardez Daniel Cohn-Bendit et son livre justement intitulé Forget 68 !

Et Internet dans tout cela ? Et bien, le net ne risque pas d’arranger cette intolérance à la contradiction, au contraire, il peut l’entretenir à moindre frais. Car jusqu’ici il fallait être bien informé pour retrouver ou avoir retenu telle déclaration tenue 10 ans auparavant et contradictoire avec la position actuelle. C’est par exemple un travail dans lequel excellent des journalistes comme Serge Halimi. Désormais, ce travail d’orfèvre est bien plus facile, voire accessible à tout un chacun.

Un dernier point pour finir : et si Google facilitait  l’oubli ? Trop d’information tue l’information, non ? Chercher dans les milliers de résultats qu’il nous propose équivaut à chercher dans une botte de foin. On ne trouvera sûrement la phrase qui fait mouche que si on a déjà une idée derrière la tête… Pas si simple donc !

Internet au secours des prud’hommes ?

Ce week-end j’ai reçu ma carte d’électeur pour les élections prud’homales. Une nouvelle occasion de tester de manière empirique l’effet Internet.

En effet, les salariés d’ Ile-de-France auront la possibilité de voter pour leurs conseillers via Internet : il suffira de se connecter et de jouer au grattage pour découvrir identifiant et code secret. Un vrai investissement cette nouvelle carte d’électeur qui séduira les amateurs de tac-o-tac !  Mais le jeu en vaut sûrement la chandelle. En effet, avec les élections prud’homales on frôle l’arrêt cardiaque et l’encéphalogramme plat.  Le taux d’abstention n’a cessé d’augmenter jusqu’à devenir très inquiétant :

(source : la Documentation française)

En 2008, l’abstention passera-t-elle la barre des 70% ? Pas si sûr…  La possibilité de voter via Internet pourrait avoir un effet positif sur la participation à cette élection. Internet sera-t-il le support de sa revitalisation ? C’est en tout cas l’hypothèse que l’on peut faire pour cette première même si, en raison d’un contexte syndical en profonde mutation (vous savez la rénovation de la démocratie sociale), il sera bien difficile de trouver une causalité claire (par ici si vous cherchez une explication de la désaffection des Français lors des dernières élections). Les résultats sur l’Ile de France seront donc à regarder de près…

Edit du 23 septembre 08 : le commentaire d’Edgar m’a donné envie de pousser un tout petit plus mes investigations. trois fois rien rassurez-vous. Il s’agit juste de l’exposé des motifs de la loi qui a permis le vote électronique pour cette élection. Je vous laisse juge de ces motifs :

Comme on peut le constater, la procédure du vote par correspondance postale, tout en conférant une alternative au vote en personne devenu aujourd’hui par trop rigide, reste relativement contraignante et pénalise ainsi la participation aux élections.

Deuxième difficulté : le vote a lieu pendant le temps de travail et l’employeur est tenu d’autoriser les salariés à s’absenter afin de leur permettre de participer au scrutin. Cette absence implique une certaine désorganisation du travail tant pour les employeurs que pour les employés perturbés dans leur emploi du temps.

Avec le vote par correspondance électronique, employeurs et salariés n’auraient ainsi plus à s’absenter pour participer au scrutin. Ils pourraient voter que ce soit sur leur lieu de travail, sur une borne Internet dans un bureau de vote, ou à leur domicile, grâce à un Intranet ou un Internet électoral.

Le vote par correspondance électronique présenterait en outre d’autres avantages :

– susciter l’intérêt des populations particulièrement sensibilisées à Internet, comme les 18-25 ans qui se sentent peu concernés par cette élection ;- être beaucoup moins onéreux que le vote classique ;

– alléger à terme la quantité considérable de travail des mairies en charge de l’organisation du scrutin qui ne les concerne finalement que peu ;

– offrir aux Français expatriés par des entreprises françaises, la possibilité concrète de participer à cette échéance électorale.

(…)

A noter que le Conseil national des avocats (très pointilleux de nature sur le respect juridique du scrutin) vient de faire voter par Internet le renouvellement de ses instances avec autorisation par décret du Ministre de la Justice. Résultat très positif : la participation au vote a doublé par rapport aux élections précédentes…

Lectures

Deux lectures récentes à ne pas manquer :

1/ le dernier billet de nos amis de PR2Peer : « blogging et célébrité : l’équation impossible« , qu’il faut à mon sens traduite par « conversation et popularité : l’équation impossible ». Ou comment la conversation n’est possible qu’en bas de la longue traîne médiatique. Je me permets de piquer un visuel explicite :

A rapprocher également de cette analyse de Ils.sont.la sur la difficulté de gestion des commentaires pour un média en ligne (et l’exemple de Libé).

2/ les résultats de la dernière étude d’eye-tracking sur Google, à lire chez Fred Cavazza ou Ecrans.

En deux mots, c’est une étude importante pour comprendre le comportement de l’internaute, qui recentre sa lecture des résultats du moteur sur les tout premiers résultats naturels et préfère affiner la recherche par de nouveaux mots-clé que de descendre dans la page.

Bien sûr, l’enjeu de réputation sur les moteurs de recherche a toujours été de se positionner dans les tout premiers résultats, sur une variété de mots-clé, mais il n’en est que renforcé. Et cela me conforte dans le fait que l’analyse de 100 résultats Google sur un seul mot-clé n’a pas de sens.

Et hop, là aussi on pique un visuel explicite :

Entre l’intérêt des journalistes et l’intérêt des communicants… L’exemple Obama

Tiens, aujourd’hui on va disserter sur une petite phrase.

C’est un article dans le dernier Télérama (numéro daté du 3 septembre, article également mis en ligne le 29 août) intitulé « le spectacle continu » (« La communication cadenassée de Barack Obama » dans la version en ligne), signé Guillemette Faure, journaliste bien connue dans la blogosphère, contributrice de Rue89, et qui suit de près les questions américaines. Le propos du papier est très bien résumé par le chapô :

« A la convention démocrate de Denver, il y avait trois fois plus de journalisres que de participants. Pourtant, rien ne déborde ni ne s’improvise dans ce show millimétré. A l’image de la communication d’Obama, qui verrouille tout accès à l’info ».

Un Obama inapprochable même pour les journalistes qui le suivent tous les jours et pour la presse étrangère en particulier ; des journalistes dont les mouvements sont arch-contrôlés ; des messages prédéfinis ressassés par tous les porte-parole ; un siège de campagne installé à Chicago, d’où l’on contrôle mieux les choses qu’à Washington ; etc. : Guillemette passe à la moulinette le système de communication d’Obama et évoque les frustrations légitimes des journalistes.

Mais c’est la conclusion du papier qui m’interpelle :

« (…) vis-à-vis des électeurs, c’est un jeu dangereux. Barak (sic) Obama a construit sa popularité avec la promesse d’apporter un bol d’air frais à la politique américaine. Les excès de symboles de sa campagne (comme prononcer son grand discours quarante-cing ans jour pour jour, après le célèbre « j’ai fait un rêve » de Martin Luther King) pourraient conduire les électeurs à douter de sa sincérité. »

Pourquoi cela m’interpelle ? Parce que je ne vois pas vraiment le rapport.

Est-ce parce qu’Obama verrouille sa communication qu’il prend un risque vis-à-vis des électeurs ? Je ne vois pas en quoi. Etant donné l’enjeu et la professionnalisation toujours plus grande de la fonction communication, il ne me semble pas très étonnant qu’Obama verrouille à mort.

Pour les journalistes qui le suivent de près, c’est exaspérant mais cela répond avant tout à une logique de prévention de risque : si c’est verrouillé, c’est pour que la presse « nuise » le moins possible. La communication des entreprises américaines est bien souvent empreinte de cette culture.

Vision négative de la presse ? Peut-être, mais si les porte-parole étaient moins cadrés, il est certain que les médias feraient des choux gras de déclarations mal choisies, etc. Le papier le dit, citant Laurence Haïm : « Pour l’équipe d’Obama, donner une interview, c’est prendre un risque« .

Donc oui, les médias sont un risque pour Obama. Ou plus exactement : les journalistes sont un risque. Obama a besoin des médias, évidemment, mais pour diffuser son message directement : images télé de ses discours, etc.

Et Internet bien sûr, où, pour le coup, la stratégie très innovante d’Obama contredit la conclusion du papier, qui évoque le paradoxe entre une promesse de bol d’air frais apporté à la politique américaine vs. une communication verrouillée. La communication médias peut être vérrouillée, et Obama apporter son bol d’air frais sur Internet… mais aussi et surtout dans son style, son discours !

C’est Libé qui, début août (dans son numéro très étonnant avec la une sur Twitter), abordait le problème de la « court-circuitisation » des journalistes dans la communication politique :

« L’irruption du numérique dans la panoplie politique a pour gros avantage (pour les élus) la désintermédiation de la communication. En clair : plus besoin de ces sacrés journalistes… Et comme ces derniers sont conspués en permanence sur la Toile par des milliers d’internautes, ça tombe bien, se disent les politiques, parlons directement à nos amis, adhérents et prospects. »

On touche finalement au même problème avec le papier de Guillemette Faure. La frustration du journaliste s’exprime noir sur blanc (« D’ailleurs, peut-on encore appeler ça des journalistes dans ces grands barnums politiques où les équipes de campagne maîtrisent de bout en bout la communication du candidat ?« ), et encore une fois elle est légitime ; mais le fait d’en conclure que cette stratégie est dangereuse pour Obama est un raccourci que je ne ferais pas.

Pardonnez-moi ce parallèle hérétique, mais cette problématique me rappelle fortement celle de la communication de Domenech pendant l’Euro. Tout était verrouillé, rien ne filtrait, les médias ont donc largement glosé sur le système de communication, l’opacité, en arguant que c’était mauvais pour l’équipe de France, etc. – ce qui n’est absolument pas évident. Le résultat est que le débat sur le bilan de Domenech au sein de la FFF a été occulté au profit d’un débat sur sa communication… Et le sélectionneur d’être reconduit avec dans sa feuille de route l’obligation de mieux communiquer, ce qui est un non-sens total.

D’une manière générale, les journalistes sont prompts à critiquer une communication verrouillée qui les frustre, en usant de l’argument comme quoi l’émetteur de cette communication va y perdre. Pour ma part, je ne sais pas si Obama fait bien, ou fait mal, de verrouiller à ce point. Mais il faut bien être réaliste : nous vivons dans un monde où ce qui est mauvais pour les journalistes n’es pas forcément mauvais pour les communicants.

Nos plus belles années (4/4) : les glandeurs

Le glandeur est une figure peu valorisée dans nos sociétés. Pourtant, s’ennuyer est sûrement une de nos caractéristiques anthropologiques (je m’avance un peu ?).

Un cas limite qui illustre cet ennui est le roman de Georges Pérec, Un homme qui dort – conçu comme le négatif de son livre, plus connu, Les Choses (qui a pour sous-titre « une histoire des années soixante », ce qui n’est pas anodin). Le lecteur découvre au fil des pages le monologue d’un jeune homme de 25 ans, indifférent à la société, et qui se laisse aller à l’ennui et plonge dans l’indifférence (un cas limite je vous dis…)

Tu descends tes six étages, tu les remontes. Tu achètes le Monde ou tu ne l’achètes pas. Tu t’assieds, tu t’étends, tu restes debout, tu te glisses dans la salle obscure d’un cinéma. Tu allumes une cigarette. (…) Tu joues au billard électrique ou tu n’y joues pas. (…) Tu relis un roman policier que tu as déjà lu vingt fois, oublié vingt fois. Tu fais les mots croisés d’un vieux Monde qui traîne. Tu étales sur ta banquette quatre rangée de treize carte, tu retires les as, tu mets le sept de coeur après le six de coeur, le huit de trèfle après le sept de trèfle, le deux de pique à sa place, le roi de pique après la dame de pique, le valet de coeur après le dix de coeur.

Voilà une des multiples descriptions du livre sur la manière de passer seul le temps, le tuer comme on dit. Auparavant, Pérec décrivait minutieusement une lecture pleine d’ennui du journal vespéral :

Tu t’assieds au fond d’un café, tu lis le Monde ligne à ligne, systématiquement. C’est un excellent exercice. Tu lis les titres de la première page, « au jour le jour », le bulletin de l’étranger, les faits divers de la dernière page, les petites annonces (…), les prévisions météorologiques; les programmes de radio, de télévision, des théâtres et cinémas, les cours de la bourse; les pages touristiques, sociales économiques, gastronomiques, littéraires, sportives, scientifiques, dramatiques, universitaires [je coupe la description est longue;-)]

Cinq cents, mille informations sont passées sous tes yeux si scrupuleux et si attentifs que tu as même pris connaissance du tirage du numéro, et vérifié, une fois de plus, qu’il avait été fabriqué par des ouvriers syndiqués et contrôlé par le BVP et l’OJD. (…) lire le Monde, c’est seulement perdre, ou gagner une heure, deux heures (…) il t’importe que le temps coule et que rien ne t’atteigne : tes yeux lisent les lignes, posément, l’une après l’autre. (p. 253, je souligne)

Relire Pérec c’est comprende à quel point l’écologie de l’ennuie s’est métamorphosée. Il y a eu bien sûr entre temps la télévision. Mais aujourd’hui  un seul support ouvre sur une multitude de lieu. L’ennui est à la fois devenu plus simple (on peut même ne plus sortir de chez soi) et plus riche (on peut faire bien plus que lire le Monde, jouer au flipper, aller au cinéma et faire des réussites) : attendre l’actualisation des flux RSS, poker sur Facebook, lire sans arrêt les mêmes dépêches AFP qui circulent sur les sites médias, les sites pure players et les portails, googliser sa grand-mère, relever les mails, jouer à PacMan, déambuler dans 2nd Life, etc. toutes ces petites choses du net, insignifiantes et indispensables, que Georges Pérec décrirait sûrement avec délice.

J’évoque tout cela pour faire contrepoint au consom’acteur, à l’internaute participatif, l’intelligence collective etc. Les applications du net sont autant des supports de créativité que les nouveaux prolongements de notre ennui (c’est le verre d’eau à moitié vide ou à moitié cher à André Gunthert ;-). Ce détour par Pérec nous le rappelle.

Nos plus belles années (3/4) : les cinéphiles

Pour ce troisième épisode de « nos plus belles années » (1 et 2), direction l’entre-deux-guerres et la presse cinématographique populaire avec deux de ses titres phares, Cinémagazine et Mon Ciné.

Précisons encore un peu notre focale, celle d’une rubrique et une seule… ce courrier des lecteurs qui joue un rôle important de fidélisation et de positionnement dans la production pléthorique de l’époque.

Sa fonction de départ est de satisfaire la curiosité des lecteurs et de répondre à leurs questions. Mais, à l’usage, cette rubrique prend d’autres dimensions. Il devient une importante fonction de dialogue et de débat entre la rédaction et les lecteurs du journal. Les uns et les autres donnent leurs avis sur les articles, la mise en page, les derniers numéros et le journaliste en charge de la rubrique explique les choix retenus. Jusqu’ici rien de très étonnant…

Mais cet homme-réponse dépasse son rôle de journaliste : le courrier des lecteurs se fait courrier du cœur où des lectrices et des lecteurs de province cherchent l’âme sœur. Il encourage même les correspondants à se livrer comme ici avec Hermine :

« Allons, mon enfant, n’oubliez pas que je suis un père confesseur et que vous pouvez m’avouer toute la vérité » (Mon Ciné, 14 mars 1930)
ou les réconforte, comme cette réponse à Duchitanu X.37 :
« Pourquoi traiter votre patelin de sale trou ? Moi qui ai pas mal roulé ma bosse, je le trouve charmant. Savez-vous seulement ce que vous réserverait la vie ailleurs ? » (Mon Ciné, 24 mars 1932) Nous sommes dans un journal (certes populaire) de cinéma, je vous le rappelle.

Le courrier de ces lecteurs se révèle ainsi un véritable forum sur les goûts, les intérêts cinématographiques ou la vie des uns et des autres. Il ne s’agit pas uniquement d’un dialogue entre un « homme-réponse » et des lecteurs mais d’une forme d’échanges entre les lecteurs. En effet, si le journaliste reste médiateur, il n’hésite pas à interpeler les uns et les autres, avec des messages du style :

« Chochot prie Sanglier des Ardennes de faire savoir s’il peut correspondre avec lui » (Cinémagazine, 5 mai 1922)
ou encore, « Pourquoi ne correspondez-vous pas avec une « amie » que je connais par ses lettres spirituelles et qui, je crois, a avec vous, beaucoup de goûts communs ? Lisez mes réponses à Perceneige, je suis persuadé qu’elle accepterait de correspondre avec vous ». (Cinémagazine, 16 mars 1923)

Comme on peut le noter avec ces quelques citations la pratique du pseudo est quasi générale. Quelques autres exemples ? Miss-Thérieuse, Ramonette, Lorgnons dorés, Lou Fantasti, Flirteuse, Mimi Colibri et j’en passe. Même le journaliste en charge de la rubrique, par ailleurs rédacteur en chef, se fait appeler Sylvio Pelliculo. Remarquons donc que la généralisation du pseudo (sans arrière-pensée du style corbeau, etc.) n’est pas uniquement liée au net mais plutôt à tout support de dialogue où l’on cherche à échanger plus librement sur des questions intimes (vie amoureuse, goût, etc.).

Pas le temps de développer beaucoup plus, mais ces quelques évocations pour rappeler qu’il a existé des manières de converser, de créer une communauté à partir d’un média bien avant internet (pensons aussi à la radio et encore plus proche de nous la libre-antenne). Evidemment, le support technique n’a aucune commune mesure : entre quelques pages d’un magazine et la souplesse de nos outils actuels il y a des années lumières. Evidemment, la conversation n’est pas horizontale puisqu’elle reste filtrée par un journaliste. A regarder ces pages, lire ces échanges on voit à quel point tout nous est facilité par Internet et son 2.0.
Mais on peut néanmoins noter, à lire ce courrier des lecteurs qu’il existait une véritable effervescence, une volonté d’échanger, de rencontrer, de s’ouvrir, etc. Le corps fragile d’une communauté cinéphile populaire. Internet n’a pas créé la participation et la conversation mais nous a permis de lui redonner une nouvelle puissance. Ce qu’il serait intéressant de comprendre c’est pourquoi et comment le courrier des lecteurs s’est peu à peu transformé en support phatique et publicitaire (je pense en particulier à Télérama ces dernières années) ? Comment des espaces appréciés des lecteurs ont-ils pu disparaître ? Pourquoi faudra-t-il attendre quasiment 50 ans pour connaître une nouvelle génération de lecteurs participatifs ?

PS 1 : tous ces exemples sont issus du mémoire d’Emilie Charpentier, Spectateurs, vous avez la parole ! et sous-titré – au cas où vous n’auriez pas compris – « le courrier des lecteurs dans Cinémagazine et Mon Ciné »

PS 2: on pourrait sûrement dire ça d’autres courriers des lecteurs, mais je ne les connais pas. C’était juste un exemple. Surtout d’autres personnes, bien plus compétentes que moi, pourraient en parler avec beaucoup plus de subtilité.

Nos plus belles années (2/4): les intellectuels

Le site Persee s’est refait une santé il y a quelques mois. Au fil des années, il a engrangé des revues académiques prestigieuses dont les archives sont désormais directement accessible à tout un chacun (plus besoin forcément d’un code secret, plus besoin d’aller dans une bibliothèque spécialisée où il faut montrer patte blanche). C’est sûrement ici que réside la véritable démocratisation du savoir, la meilleur accessibilité à la recherche – ce que nous rappelle le chercheur Pierre encrevé :

Quand j’étais étudiant, seul le professeur avait accès aux textes qui permettaient de fonder une parole magistrale. Il était difficile d’entrer dans la bibliothèque de la Sorbonne et interdit aux simples étudiants d’aller dans les rayons. A Paris, jusqu’à Vincennes, il n’y avait pas de bibliothèque universitaire en accès libre. Mais cette question est radicalement transformée par Internet, qui intervient désormais massivement dans la distribution des ressources qui fondent le savoir. S’instaure une vraie démocratisation de l’accès aux sources, mais sans la transmission personnelle typique du système d’enseignement, inséparable de l’autonomisation du sujet. (Pierre Encrevé, Libération du 19 avril 2008)

Ironie de l’histoire donc. Tout ce que nous apporte Internet en terme de moindre effort se fait à un moment historique où les hommes politiques remettent en cause les modèles de la recherche et de l’enseignement de notre pays. Au moment où les conditions techniques d’accessibilité au savoir et à l’information scientifique n’ont jamais été aussi aisées, les conditions économiques, juririques et humaines de transmission et d’accompagnement du savoir se durcissent invariablement.

PS : pour approfondir sur un versant plus technique la question, rendez-vous sur le site d’André Gunthert (un exemple avec ce post)