Le Tigre, Marc L. et les moutons

tigreLe début de l’année a été l’occasion de voir éclore un nouveau sport, la chasse au Tigre. Je parle de la revue bien sûr. Cette revue, modeste et géniale, dont l’un des animateurs avait fait le portrait Google d’un internaute Lambda – le fameux Marc L. dans sa version anonymisée. Mais justement… Comment une revue confidentielle en vient à faire l’actualité médiatique ? Comment une revue papier en vient à créer un buzz en ligne ?

Ces quelques questions en tête, j’ai interrogé un outil de veille en version beta que nous avons testé chez Internet&Opinion(s) – le Linkscape. Et voici la chronologie que le portail m’a livrée (attention, je suis très très loin d’avoir récolté toutes les sources qui ont parlé de « l’affaire ». Il faut prendre la chronologie qui suit comme seulement indicative. Le dernier numéro du Tigre (mars-avril, vol.30) vient de sortir et vous trouverez un article bien plus détaillé sur cet emballement médiatique).

marcl

En gros, on peut distinguer grossièrement quatre temps (je laisse tomber la version papier sortie en novembre-décembre, seul Baptiste Coulmont fait trois lignes sur son blog à propos de l’article) :

  1. Le Tigre met en ligne son article. Manifestement cela n’intéresse toujours personne ou personne ne lit Le Tigre – ou bien  les deux.
  2. PresseOcéan sort un article sur l’article du Tigre. L’article de PresseOcéan est lui-même repris par un article publié sur le site du NouvelObservateur.
  3. Le lendemain, les billets sur le sujet commencent à tomber, notamment avec plusieurs billets. C’est parti pour un peu plus de 10 jours de buzz qui décline progressivement.
  4. De nouveaux billets apparaissent. Mais cette fois, il n’est plus fait référence au buzz, à la polémique. Marc L. devient une référence en tant que telle, un lieu hypertexte pour sous-entendre les risques de laisser traîner des informations sur la toîle. Marc L. devient au web ce que Cadet Roussel est à la chanson populaire. On en parle déjà comme du passé, comme « l’histoire de Marc L. »

Maintenant que Linkscape m’a mis la mémoire bien en place et après avoir parcouru le papier rétrospectif du Tigre, je ne sais plus à quel saint me vouer.

En effet, cette histoire de Marc L. permet de soulever, de « mettre à l’agenda » comme on dit en sociologie des médias, une question centrale pour nos sociétés. Je rentre pas les détails, hein, mais vous m’aurez compris : Marc L. le fait divers, déclenche des papiers dit de société sur aujourd’hui comment sont protégé nos informations, etc.

Oui, mais voilà ! Par qui est venu le buzz ? Par Marc L. lui-même ! Par son interview au journal (vous savez le « média traditionnel ») PresseOcéan ! Marc L. a bien donné une interview et c’est cette interview qui déclenche le reste de l’emballement – aidé par une première reprise, celle du NouvelObs qui donne la visibilité de l’article sur la toile… Marc L. me fait penser à tout ces peoples qui se plaignent dans les médias du sort qui leur est réservé dans d’autres médias.  (Si Marc L. vit mal le papier du Tigre pourquoi chercher à en parler, à ameuter la presse traditionnelle au tirage très très supérieur à celui du Tigre ?). Marc L.,puisqu’il faut l’appeler ainsi, n’est qu’un arrosé arroseur… Car encore une fois le buzz est déclenché au départ :

– par le principal intéressé qui se plaint dans la presse locale

– par un journal de la presse locale, cette bonne vieille presse

– par le site en ligne d’un des principaux hebdo français.

Marc L. ne peut  s’en prendre qu’à lui-même, car c’est bien lui qui a déclenché le buzz en répondant à PresseOcéan. Alors que l’information était jusqu’ici confidentielle (présente sur Internet bien sûr mais confidentielle – difficile de tomber dessus par hasard) c’est Marc L. qui lui a donné sa cohérence, qui l’a rendu publique. On voit donc comment les médias traditionnels influencent le web, et cadrent les débats même sur la toile.

Finalement, il y a deux faits divers Marc L. :

  • comment le Tigre a retrouvé sa trace en ligne
  • comment « Marc L. » est devenu un buzz.
capture de "Mes moutons" de Bertrand Monney

capture de "Mes moutons" de Bertrand Monney

Or le terme « buzz » masque un peut la réalité de l’affaire. Le Buzz c’est sympa, Le Buzz c’est cool, tendance. Le Buzz c’est bath. Mais le Buzz n’est que le nouvel avatar de ce que bien des blogueurs détestent dans les grands médias : la redondance, le matraquage de l’information. La circulation circulaire de l’information aurait dit Bourdieu. Une circulation circulaire tellement forte que Marc L. est en passe de devenir une référence culturelle parmi les blogueurs. Le mot-clé, le fait-divers marquant qui reviendra pour parler de ce débat. L’affaire Marc L. fera date et fait référence.

Marc L. c’est aussi ça… le panurgisme des médias tout style confondu… Les médias traditionnels en ligne, les médias pure players type Le Post (Marc L. a donné aussi une interview au Post !!), et de la plupart des blogueurs qui se sont emparés de l’affaire en respectant le cadrage des médias traditionnels.

Pour moi, l’affaire de Marc L. montre l’ampleur de la crise culturelle du journalisme et de l’information que nous traversons. L’affaire Marc L. montre également que les subtilités techniques proposées à coup de termes séduisants comme « journalisme citoyen », « journalisme participatif » ou dernier avatar en date « journalisme de liens » ne règlent pas une seconde ce problème – voir même l’accentuent parce qu’en l’occurrence, techniquement parlant, elles renforcent les potentiels de reprise sans vérification ou mise en perspective des sources. Que pas grand monde n’ait été choqué de la contradiction centrale de Marc L., à savoir un anonyme qui prend la parole dans des grands médias au sujet d’un article que personne n’avait lu ou presque en dit long sur nos capacités à converser de tout et n’importe quoi et à nous aveugler nous-mêmes.  Avant, nous avions le panurgisme des journalistes et de leur caste supérieure, les éditorialistes. A ces deux catégories,  il faut ajouter nos leaders d’opinions communautaires qui font prendre la rumeur comme on fait prendre une bonne mayonnaise – pour le meilleur comme pour le pire. Les moutons ont de très beaux jours devant eux sous le soleil du web social… (et nous avions nous même succombé à la pression sociale de ce buzz avec un billet torché)

PS : Quoiqu’il en soit, merci à Linkscape de m’avoir éclairé  et merci à Anthony Hamelle de nous avoir fait confiance pour tester ce portail à l’interface bluffante !

16 réponses à “Le Tigre, Marc L. et les moutons

  1. « un anonyme qui prend la parole dans des grands médias au sujet d’un article que personne n’avait lu »

    Pour que le phénomène de « panurgisme » fonctionne il faut quand même avant tout un sujet bien croustillant : les médias traditionnels qui dénoncent les dangers d’un internet Big Brother et les blogueurs qui polémiquent sur le sujet.

  2. Emmanuel Bruant

    @ Valéry : je ne suis pas vraiment d’accord avec toi. Justement, ce que montre ce buzz c’est que ce sont les médias traditionnels dans leur version classique (papier) ou on line qui ont laissé le buzz et cadré le débat. Qu’il y ait ensuite une double effet, un rebouclage c’est le propre de la circulation circulaire, de la boule de neige. Les blogueurs en ont parlé quand Presse Océan puis NouvelObs ont sorti l’affaire. Personne n’a diggé le tigre, ne l’a bookmarké avant cela. Et puis on est toujours le mouton de quelqu’un, non ?;-)

  3. Le Tigre existant depuis trois ans, c’était déjà un journal connu (mais, c’est vrai, d’un groupe assez restreint) : il était, par exemple, régulièrement cité sur http://rezo.net , bien avant l’arrivée de Marc L*
    Pour ce qui est du bouse en lui-même : la correspondance que j’ai proposée entre Louis-François Pinagot et Marc L*** n’a pas incité à la reprise. Mais mon but n’était pas le scandale.

  4. Une absence est plus difficile à noter qu’une présence: c’est pourquoi je signale qu’en l’espèce, ARHV a volontairement choisi de ne pas moutonner.

  5. Félicitations pr cette petite note d’humeur, je prends toujours plaisir à lire vos décryptages, d’autant plus que j’avais moi-même torché un post sur l’affaire…

  6. Vincent G.

    L’info est sortie dans Presse-Océan mais elle aurait très bien pu sortir sur un site web d’information ou un blog, comme c’est le cas la plupart du temps dans ce genre de buzz lié à l’Internet.

    « On voit donc comment les médias traditionnels influencent le web, et cadrent les débats même sur la toile. »

    Il est impossible de généraliser à partir de cet exemple de Presse-Océan, qui est vraiment une exception. Même si elle démontre la vitalité de la PQR et de ses sites nouvellement développés.

  7. Emmanuel Bruant

    @ Vincent : il y a plein d’autres exemples de buzz de ce type. La conversation même des blogs opinions ou politiques est basée sur l’info des grands médias. Et quand un buzz prend un ampleur de ce type il est relayé par les grands médias. Les blogs sont media-dépendants
    Après pour généraliser il faut des exemples, collecter des cas. C’est ce qu’on cherche à faire jour après jour sur ce blog. Moi je veux bien dire qu’il est impossible de généraliser – mais il faut donner des contre-exemples précis 😉 Et il faut prendre tout ça comme des pistes de travail (ça reste un blog 😉
    Pour être plus précis, c’est l’article de Presse Océan qui donne sa crédibilité et qui fait rentrer l’affaire dans le circuit journalistique.
    En l’occurrence, mon propos est pas de dire que c’est la PQR qui a fait le buzz mais comment ce sont bien des grands médias, des journalistes qui se sont emparés de la chose.

  8. Ce que montre bien Linkscape c’est le rôle joué par rezo.net qui a repris le papier de Presse océan. C’est lui qui a lancé le buzz.

    Et, si tu regardes la « linkfluence » de Rezo, tu vois qu’ils sont lus par énormément de sites du territoire « Agora », dont Le Post qui a été un gros accélérateur.

  9. « Oui, mais voilà ! Par qui est venu le buzz ? Par Marc L. lui-même ! Par son interview au journal (vous savez le “média traditionnel”) PresseOcéan ! »

    je ne suis pas tout à fait d’accord avec toi là-dessus, certes il ne suit pas à la lettre les conseils du Tigre après ses échanges pour que les noms et les lieux soient changés, certes ses déclarations viennent donner du « corps » à l’info, certes il est paradoxal d’expliquer à un journaliste (en l’occurrence à celui du post.fr) être « en rogne contre les journalistes », mais je ne suis pas certain que cela soit vraiment déterminant dans l’initiation du « buzz » (je me suis amusé à relire l’article de Presse Océan et celui du Nouvel Obs sans ses propos, il avoue avoir été un bon client, et expliquera plus tard que le journaliste de Presse Océan « n’a pas respecté grand-chose »), mon avis est que ce n’est pas tant ses déclarations ni les commentaires des journalistes mais les lieux où ils ont été déposés qui ont participé à sa large diffusion : Martin le rappelle très justement (http://www.mmartin.fr/marc-l-un-debat-mal-pose) : l’article du Tigre est bien écrit, avec le ton qu’il faut pour que le lecteur se sente « menacé », il possède déjà tous les ingrédients pour faire, une fois les passages les plus croustillants sélectionnés, un bon papier

    Comme tu l’expliques à Vincent, il s’agit surtout de légitimation de l’information, de réseaux et d’audience : légitimation parce que l’enquête du Tigre n’est reprise qu’après être entrée dans notre cercle de références (en quelque sorte, c’est Presse Océan, puis le nouvel obs, qui « valident » l’information et donnent le « go » pour sa diffusion, bon ils la rendent un peu plus sexy en passant), réseaux et audience parce que, comme on le rappelle à Marc L., « le Tigre n’est pas Télérama et notre nombre limité de lecteurs (t’)évitera des soucis », et qu’il aura donc fallu l’intervention d’accélérateurs pour que cela sorte de la sphère locale

  10. Emmanuel Bruant

    @ Xavier : j’ai pas identifier le rôle de rezo effectivement et n’ayant plus accès au portail, difficile de creuser. En revanche, le rôle de starter est clairement joué par les médias traditionnels.

    @Palpitt : je rajouterai pas grand chose, car je trouve que ton commentaire est très complémentaire de mon point de vue de départ. Je pense qu’il y a des deux… (et j’ai pas d’origines normandes pourtant 😉

  11. François Guillot

    Je sors de mon hibernation (subie) avec 3 commentaires :

    1. ton propos illustre bien ce que j’appelle la théorie des « radars » dans la propagation de l’information. En fait on voit bien qu’une info, un buzz se propage s’il passe dans des radars. Un radar, c’est un plus gros site que soi qui va porter l’info à la connaissance d’un plus grand nombre. Et dans ce plus grand nombre peuvent se trouver des radars encore plus gros.

    Narvic en avait donné un bon exemple avec ce billet :
    http://novovision.fr/?Coup-de-vent-sur-novovision

    C’est l’histoire d’un billet qui végète pendant un mois ; puis en peu de temps c’est repris par deux blogs, puis par Agoravox, puis par Embruns, et là ça explose.

    Ainsi, une info peut partir d’une « petite » source » (visiblement le Tigre étaient une petite source en tout cas sur Internet), être repris par une moyenne, puis une grosse, etc. Le gros a le moyen dans le radar qui a lui-même le petit dans son radar, etc. Un blog moyen peut sortir une info, être repris par un gros blog ; si ce gros blog est dans le radar de Rue89, Rue89 peut reprendre ; et alors Libé peut reprendre car Libé a Rue89 dans le radar, etc.

    En l’occurrence dans l’exemple le Tigre, ce n’est pas tant que Presse Océan a Le Tigre dans son radar puisqu’en fait l’histoire c’est qu’un journaliste de Presse Océan connaissait Marc L. Mais on voit l’effet radar quand même : le Nouvel Obs a Presse Océan dans son radar (mais pas le Tigre), et beaucoup ont le Nouvel Obs dans leur radar donc à partir de là ça buzze.

    Ce qui est fascinant c’est de voir à quel point les radars fonctionnent de façon aléatoire sur le web : la fonction radar est beaucoup occupée par des blogueurs, mais ils ne vont pas tout le temps avoir les mêmes sources dans leur radar. Par ex on voit très bien chez Internet et Opinion(s) qu’il y a des périodes ou tel gros blogueur nous lit attentivement (et nous reprend de temps en temps), et des périodes où ce n’est pas du tout le cas. Par exemple à un moment on était très souvent dans les « Links for… » de GuiM, plus du tout maintenant. On change de lectures, on se laisse porter vers tel courant, tel côté du web, etc. C’est assez « humain » en fait, mais c’est cela qui explique l’anarchie de la propagation des infos sur le web et le manque de prédictibilité.

    Je passe au point suivant.

    2. Je ne passe pas que Marc L ait ameuté les médias mais qu’il a eu la faiblesse de leur répondre (chose que j’ignorais parfaitement d’ailleurs jusqu’à ton billet). Donc oui pour dire qu’il a participé à son buzz, mais de façon passive (en disant oui je vais répondre) plus que de façon active. Effectivement ce n’est pas comme ça qu’on éteint un incendie. Il faut avoir une certains conscience de la façon dont se propagent les opinions pour être capable de ne produire que du silence.

    3. Panurgisme du web ? Ca dépend : ce n’est pas parce qu’un sujet « buzze » que ça produit automatiquement du panurgisme :

    – ok il y a forcément du panurgisme (le blogueur qui reprend une info) et ce panurgisme est aussi lié au manque de temps qu’on les éditeurs (blogueurs ou journalistes) pour écrire : ça m’intéresse, hop je publie même si je n’apporte pas une valeur ajoutée, après tout je ne suis qu’un micro-média, je n’ai donc pas d’enjeu de qualité de production éditoriale qui m’oblige à apporter systématiquement un point de vue, etc.

    – mais le buzz peut produire de la polémique (beaucoup), donc des points de vue différents, et aussi de l’analyse (un peu).

    Tu as l’air de dire que ça n’a pas été le cas sur l’affaire Marc L, mais il faut quand même reconnaître que l’angle que tu soulèves (« Marc L a lui-même été à l’origine de son buzz ») est un angle de communicant donc il est secondaire par rapport à l’angle principal (« un journal a reconstitué la vie d’un internaute à partir de ses traces laissés sur le web) qui est un angme de société. Enfin c’est mon avis en tout cas.

  12. François Guillot

    Je tiens à dire que malgré la profusion de fautes d’orthographe et de coquilles dans le commentaire qui précède, il est bien signé François Guillot et non Emmanuel Bruant.

  13. Parfaitement d’accord. Pour ma part, le seul vrai buzz est celui dont tonton Robert me parlera lors du repas de famille. A ce moment là, on fait une mass communication avec des vraies retombées puissantes. La réflexion marketing pour se dire : « on va faire du buzz » me paraît être juste un prétexte pour vendre une idée originale. Bonne continuation pour ce blog.

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  16. Je sors moi aussi d’une forme d’hibernation blogosphérique (due à une hyperactivité commerciale) pour remercier les auteurs et commentateurs pour cette excellente analyse d’un cycle d’opinion – d’autant que cette analyse est appuyée sur ce cher portail linkscape !-)

    Sur la théorie des radars, c’est très juste. On peut également parler d’importance sociale d’un thème donné. Tant que le traitement d’un thème se fait parmi des sites à l’influence moyenne ou inférieure à la moyenne au sein d’une communauté, l’emballement de prend pas. En revanche, dès qu’un des leaders du groupe, une des figures, s’empare du sujet, celui-ci peut alors se propager bien plus rapidement…