Lefigaro.fr passe devant lemonde.fr (et ne se prive pas de le faire savoir)

Après tout c’est de bonne guerre, et on n’est jamais mieux servi que par soi-même : on apprenait donc dans le Figaro d’hier (papier et en ligne) que lefigaro.fr est désormais le premier site d’information généraliste sur le net, devant lemonde.fr mais aussi devant Yahoo Actualités et Google News.

Les chiffres de Nielsen pour juin 2008 sont en effet les suivants :

1. Lefigaro.fr – 3.17 millions de visiteurs uniques

2. Yahoo! News – 3.15 millions de visiteurs uniques

3. Google News – 3.14 millions de visiteurs uniques

4. Lemonde.fr – 2.98 millions de visiteurs uniques

Et puisque c’est la fête Boulevard Haussmann, trois papiers valent mieux qu’un : « le figaro.fr premier site d’information généraliste sur Internet » pour les faits ; « Pierre Conte : ‘Internet nous amène naturellement vers l’audiovisuel’ » pour l’interview ; et « la mutation vers le numérique » pour l’analyse de fond.

Sans oublier les encadrés classement et progressions des sites dans la version papier, ainsi que la photo de l’équipe en charge du figaro.fr. Et on s’autorise une petite cerise sur le gâteau : la modification de la maquette du journal papier, qui reprend les codes du site ! Le tout, le jour même où lemonde.fr changeait de maquette…

Ce petit dossier du Figaro consacré à son développement en ligne appelle quelques commentaires. D’abord, on peut s’interroger sur le caractère définitif de cette « prise de pouvoir ».

Le premier des trois articles commence d’ailleurs par un triomphal « Mission accomplie. » – comme si la première place des sites d’information généraliste était une fin en soi. Pierre Conte, DGA du groupe, se fend d’un « le premier objectif était de faire du site lefigaro.fr le premier site d’information en France. C’est chose faite aujourd’hui« . Champagne.

On comprend bien la signification au moins symbolique de cette nouvelle hiérarchie pour Le Figaro, mais permettons-nous de dire que :

1. L’évolution rapide des chiffres n’indique en rien qu’elle soit durable. Lefigaro peut se retrouver quatrième le mois prochain, ou accroître son avance…

2. Lefigaro.fr passe devant en visiteurs uniques, mais quid de la durée des visites, devenue l’indicateur de référence pour… Nielsen, depuis le mois dernier ?

et surtout 3. aucun des 3 articles ne fait état de la profitabilité des activités web du Figaro, malgré des informations sur la croissance des activités du groupe, qui nous apprennent notamment que l’audience du figaro a progressé de 70% en un an (quand même).

Je ne cherche pas à être dubitatif ou à remettre en question la réussite du figaro.fr : par exemple, je ne suis pas sûr de partager la conclusion du billet de l’Editor’s Weblog, qui en commentaire de cette même actualité, estime que lemonde.fr comme lefigaro.fr ont un long chemin à faire en comparaison du site du New York Times ou du Guardian. Après tout, le NYTimes.com réalise 19 millions de V.U mensuels, donc à population « métropolitaine » équivalentes lefigaro.fr n’a pas tant à rougir que cela : le NYTimes touche environ un américain sur 16 alors que lefigaro.fr touche environ un français sur 20. Pas mal.

Il y a là une vraie réussite et une vraie stratégie, amplement racontée dans les 3 articles du Figaro : diversification thématique avec des sites en marque le Figaro et d’autres ; travail sur le référencement ; reconstruction du chiffre d’affaires des petites annonces avec l’activité Adenclassifieds ; lancement de services de proximité pour le lecteur, etc. — l’aspect le moins intéressant n’étant certainement pas l’appropriation des contenus vidéos (lancement des contenus vidéos « propres » Le Talk Orange – Le Figaro), qui montre bien comment Internet fait évoluer le traitement de l’information vers l’image et l’enjeu éditorial qui en découle.

Il s’agit plutôt de relativiser les conclusions qu’il faut tirer de cette annonce :

– d’abord, à périmètre comparable de « producteurs d’information », lemonde.fr reste devant lefigaro.fr. Autrement dit, le site du Figaro fait la différence sur les services, là où celui du Monde est focalisé sur l’info, comme le relève l’Editor’s Weblog.

Et pour un sujet qui nous intéresse bigrement sur Internet et Opinion(s), l’influence, cela a son importance : lefigaro.fr n’est certainement pas devenu plus influent que lemonde.fr. De la même façon que si l’on compare l’audience des tirages papier, on voit que Le Figaro est passé devant le Monde en diffusion OJD France payée… Alors que le Monde a une audience près de deux fois supérieure à celle du Figaro. Car un exemplaire du Monde serait lu par près de 6 personnes tandis qu’un exemplaire du Figaro serait lu par 3.5 personnes. N’est-ce pas une preuve d’influence supérieure du Monde ? Il me semble donc que l’on a ici encore une preuve que l’influence n’est pas en connexion directe avec l’audience.

– ensuite, il paraît nécessaire de témpérer l’enthousiasme du Figaro à l’égard du numérique. « Longtemps considéré comme un concurrent des médias traditionnels, Internet en est, finalement, l’allié et le facteur de développement », nous dit Enguérand Renault dans « la mutation vers le numérique« . Cela reste malheureusement très loin d’être évident !

L’incertitude sur l’avenir des médias en ligne est au contraire grande, très grande même et nous nous étions largement étendus sur la question. L’audience ne garantit pas les revenus qui ne garantissent pas la rentabilité, les modèles économiques sont incertains, la concurrence est énorme, des incertitudes planent sur la capacité des médias à produire de l’info, et tout cela a un impact sur la qualité rédactionnelle. L’incertitude est encore plus grande avec cette hypothèse géniale et vertigineuse évoquée chez Narvic, sur laquelle on espère pouvoir revenir bientôt.

Que le Figaro sable le champagne ne signifie en rien que sa bataille soit terminée, et encore moins que la guerre des médias d’information ait débouché sur une situation lisible, durable et profitable.

Mise à jour : le débat s’oriente sur la guerre des chiffres et le traficotage des audiences en vue de séduire les annonceurs, ce qui n’était pas exactement mon propos mais peut vous donner envie de lire Electron Libre, NetEco ou Novövision.

7 réponses à “Lefigaro.fr passe devant lemonde.fr (et ne se prive pas de le faire savoir)

  1. N’est-ce pas là une manière de dire « profitons en tant qu’il en est encore temps »:)
    Toutefois il me faut admettre que c’est l’un des sites que je préfère lire du fait de sa clarté !

  2. François, c’est tout de même une bataille de chiffres un peu pourrie entre lemonde.fr et le figaro.fr. Et on semble bien tordre les chiffres pour tenter de décrocher, ou conserver, la première place, qui n’est pas seulement symbolique, mais peut faire la différence en terme de ressources publicitaires.

    Les chiffres Médiamétrie avancés par Le Figaro semblent bien être ceux d’une galaxie de sites (selon Electron libre) et la poussée d’audience aurait été obtenue grâce à des investissements massifs en achats de mots-clés en juin 2008 (selon NetEco)… Le Monde se retranche derrière les chiffres OJD de juin, qui lui accorderaient toujours la première place…

    A mon sens, ça n’illustre que les ravages de la course à l’audience, et ça sent fort le dopage ! 😉

    Sources :
    Electron Libre : http://www.electronlibre.info/La-bataille-des-audiences-fait,138
    NetEco : http://www.neteco.com/151784-audience-lefigaro-fr-depasse-lemonde-fr.html

  3. Emmanuel Bruant

    Ah les ravages de la course à l’audience. Ta dernière remarque, Narvice, me fait remarquer quelque chose que j’avais oublié du temps de la paléo-néo-télévision… La course à l’audience… Et je me rappelle maintenant la phrase de Philippe Cohen que François aime tant citer. Finalement, ce qui était réservé à la télévision (l’audience de la veille dans l’ascenseur) s’est disséminé aux reste des médias (on regardait le tirage, mais pas avec autant d’avidité). La crise du journalisme n’est-elle pas là aussi ?

  4. Qu’y a-t-il dans la Pravda aujourd’hui?

  5. @Emmanuel,

    Le rapport à la mesure d’audience est assez pourri dans la presse écrite depuis longtemps déjà. Emmanuel Schwartzenberg notamment rappelait bien toutes les magouilles qui ont cours pour tricher dans son livre « Qui veux la mort de la presse française? ».

    Pratique des jeux d’écritures dans la facturation de l’achat du papier et de l’encre pour tromper l’OJD (ça c’est pour les quotidiens), fausse diffusion des hebdos par distribution gratuite déguisée (hôtels, aéroports…), par abonnements gratuits camouflés (quand la valeur du cadeau à l’abonné est supérieure au prix de l’abonnement !). Certains avancent (j’en connais !) que la diffusion annoncées des hebdos comme L’express ou Le NouvelObs serait artificiellement gonflée de 100.000 exemplaires chacun !

    Guère étonnant que ces pratiques soient importées sur le net 🙂

    Il y a deux choses qui se superposent dans l’opposition « traditionnelle » des journalistes à la « dictature de l’audience » :

    – d’un côté un développement uniquement axé sur la ressource publicitaire, au détriment de la vente au lectorat (en gonflant les chiffres par de « faux lecteurs »), qui conduit à ce qu’on néglige le service rendu au lecteur, puisque dans la pratique, il ne paye presque plus.

    – et au contraire le problème du marketing rédactionnel, quand la hiérarchisation de l’information est basée non plus sur une politique éditoriale définie mais sur les courbes d’audience, qui traduit au fond une démission éditoriale et transforme le média en simple reflet de son audience.

    Pour autant, je ne dis pas qu’il ne faut pas s’intéresser de près à l’audience, au contraire. Mais en tentant de rester dans la logique du service rendu au lecteurs…

  6. Emmanuel Bruant

    @ Narvic. Effectivement, loin de moi l’idée de dire que c’est nouveau. Mais il y a ce qui relève de la « triche » (gonflement des chiffres, etc.).
    Ce que je trouve marrant c’est de parler de marketing rédactionnel pour décrire un phénomène connu depuis plus de 20 ans à la télévision ou à la radio dans une moindre mesure . Alors que les journalistes papier étaient relativement protégés de la course à l’audience (pour les médias généralistes tout du moins), les voilà que le système technique de comptage des internautes les rattrapent détruisant ainsi le dernier village de gaulois journalistique.
    en revanche, ce que tu dis sur le développement axé sur la ressource publicitaire versus vente au lectorat est vraiment le nerf de la guerre en fait. Ce que tu dis, si j’ai bien compris c’est que le savant compromis (à la fois rhétorique, éthique et économique) entre financement pub et financement lectorat (vente+abonnement) disparait de facto du raisonnement éditorial au détriment du lecteur. ça fait mal ça.

  7. @ Emmanuel

    On peut aller jusqu’à dire que pour les hebdos papiers, ça n’était plus que de la rhétorique depuis longtemps. Et ils fonctionnaient déjà, sans l’avouer, quasiment comme des gratuits. Aujourd’hui, c’est cette rhétorique qui tombe, et elle entraîne derrière elle tout le discours professionnel qui s’appuyait sur elle. D’où le désarroi et les accusations désordonnées contre la gratuité, alors que ça n’a jamais été ça le problème…