Archives quotidiennes : 7 octobre 2008

Sociogeek ou l’extension du domaine de la recherche

Une belle initiative monte en puissance sur la toile, Sociogeek. Pour l’instant, décrivons la bête comme un questionnaire en ligne dont la problématique tourne autour de notre exposition sociale sur la toile; citons les commanditaires – la Fing, OrangeLabs et Faber Novel et le développeur, Spinmedias.

SocioGeek est une initiative notable car elle prolonge la recherche sociologique « classique » et ce pour au moins deux raisons :

  • la plasticité du questionnaire
  • la fonction phatique du questionnaire

Extention n°1 : la plasticité du questionnaire

D’autres blogueurs l’ont déjà remarqué (Palpitt ou Gunthert). SocioGeek n’est pas un banal questionnaire en ligne. Il offre à l’internaute une interface de très grande qualité. Les photographies sont ainsi un élément clé du questionnaire ce qui est une chose assez rare pour être notée. Le principe du second jeu  fonctionne sur une logique indicière ce qui nécessite une architecture de développement bien plus complexe que les classiques questions à choix multiples en ligne.

La logique de SocioGeek peut faire penser à une autre enquête réalisée par Luc Boltanski et Laurent Thévenot dans les années 80, deux sociologues dont Dominique Cardon d’OrangeLabs a été proche. Les deux sociologues s’inspiraient des protocoles de psychologie sociale. Pour aller vite, ils utilisaient un « jeu de société » de leur cru pour  comprendre les compétences sociales des individus. Les joueurs devaient trouver la profession ou le statut de plusieurs personnages mystères. Pour ce faire, ils disposaient d’une somme d’argent (fictive) qui permettait d’acheter des indices.

La mécanique est assez proche de celle développée dans Sociogeek où l’interface nous propose de nous choisir des amis en fonction d’indices plus ou moins significatifs on line. Et ce petit rappel n’est pas anecdotique. En effet, les résultats de l’enquête n’ont jamais été dépouillés complètement. Les deux sociologues ont publié un article présenté comme exploratoire (Finding one’s way in social space, 1983) et puis plus rien. Les données accumulées n’ont jamais fait l’objet d’une analyse systématique. Pourquoi ? Sûrement, entre autres choses, parce que les données recueillies étaient difficiles à dépouiller, à coder et à analyser en raison de la masse d’info et de leur fort degré d’hétérogénéité. D’autre part, ces jeux expérimentaux demandaient également beaucoup de temps (deux jours complets pour une session) et le nombre de participants était sans commune mesure avec les possibilités d’un questionnaire classique.

L’expérience SocioGeek est donc très intéressante d’abord de ce point de vue là. L’interactivité et l’informatique aidant, les sociologues sont désormais capables de produire à grande échelle des questionnaires et disposent d’une liberté technique qui n’existait pas il y a encore quelques années. De cette manière, les sociologues élargissent leur possibilités d’observation (questionnaire avec des images, qui sort de la logique de la simple question traditionnelle, etc.) et maximise leur capacité d’analyse (tout passe par l’informatique, fini le codage fastidieux, etc.). SocioGeek est un superbe exemple des métamorphoses possibles du questionnaire en sociologie.

Extention n°2 : la fonction phatique du questionnaire

Mais cette métamorphose a un coût élevé. Si le ticket d’entrée s’est effondré pour le questionnaire classique, l’utilisation d’images (mais on pourrait imaginer du son, de la vidéo, etc.) le tout sur une interface de qualité n’est pas à la portée de tous. D’ailleurs, les commanditaires se mettent à trois pour réaliser un tel projet.  Dès lors, le questionnaire n’est pas seulement qu’un questionnaire.

En effet, jusqu’ici (dans la vie réelle), faire passer un questionnaire nécessitait de faire appel à la sympathie du répondant (cf. le jolie sourire de l’enquêtrice qui vous arrête rue de Rennes ou je ne raccroche pas au nez d’un étudiant sous-payé) ou à une contrepartie (cf. j’accepte de devenir un poulet sociologique et reçoit des batteries d’enquête en échange de coupons de réductions). Mais l’interlocuteur physique disparait avec le questionnaire en ligne. Dès lors comment capter et maintenir l’attention suffisamment longtemps ? SocioGeek dure quand même plus de 20 minutes. Désormais le questionnaire doit séduire ici par sa promesse (tester son profil) et son interface chic (le logo fait penser à Vice City, le curseur de la souris se transforme un temps à la façon de la baguette magique d’Harry Potter) et choc (je peux afficher mes résultats sur ma page, etc.). L’enquête sociologique doit composer avec un dénouement digne de n’importe quel QCM psychologique dans un féminin. La typologie finale et les commentaires sont dignes de la grande époque des styles de vie façon Cathelat (les casaniers, les aventuriers, les discrets, etc…). Sur le plan de l’énonciation, le questionnaire doit perdre ses attributs scientifiques pour assurer l’attention de l’internaute.

On sait très bien que les sondages sont utilisés pour communiquer. Le sondage est une manière de jouer à la marge sur l’agenda médiatique. Il s’agit de nourrir les journalistes en information plus que de faire progresser notre connaissance.

Cette fois, la recherche est face à une nouvelle instrumentalisation : faire passer un questionnaire n’est plus uniquement un acte scientifique mais aussi un acte de communication qui doit buzzer comme une vidéo virale. Il devra lui aussi répondre aux critères de « liking » que les publicitaires vénérent en matière de pub : quels que soient les résultats il aura déjà dû être plaisant de répondre au questionnaire. Pour faire passer aux internautes la pilule scientifique il faut être ludique. Dans la perspective sociale et relationnelle du web, un nouvel outil de communication vient donc de voir le jour…

Et pour finir, moi je suis un discret avec un zest d’aventurier, assez proche des résultats de Palpitt j’ai l’impression 😉